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En finir avec l’insécurité - Alain Durand-Lasserve - 2003

Publié par , le 6 mars 2007.





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L’accès au sol constitue l’obstacle le plus difficile à surmonter dans la réalisation des projets d’habitat.

Parmi tous les composants nécessaires à la production de l’habitat (savoir-faire, capital, travail, matériaux de construction), seul le sol ne peut être « produit » et constitue une ressource rare. Au cours de la dernière décennie, l’évolution des politiques urbaines dans les pays en développement a été fortement influencée par les modèles économiques libéraux, par la restauration ou la généralisation des mécanismes du marché et par le poids des programmes d’ajustement structurel. Sur le plan foncier, cela s’est principalement traduit par la remise en question des grands programmes d’aménagement et d’équipement des terrains urbains, par un accroissement du prix des terrains, généralement supérieur à l’inflation, et par le développement des filières irrégulières d’occupation et de gestion des terrains pour l’habitat. Une partie importante des citadins des pays en développement, parfois la majorité, est exclue des filières légales d’accès au sol et au logement. Elle vit dans une situation foncière précaire, dans des quartiers sous-équipés, le plus souvent désignés comme « irréguliers ».

On estime que l’habitat irrégulier contribue, selon les régions et les pays, pour 20 % à 80 % à la croissance urbaine et concerne entre 15 % et 70 % des citadins des pays en développement, la moyenne se situant aux alentours de 40 %. C’est dans les grandes métropoles que les problèmes sont les plus aigus. En Inde, 36 % de la population de Delhi, 40 % de la population de Bombay et 42 % de celle de Calcutta vivent dans des quartiers irréguliers. A Dacca, au Bangladesh, 50 % des citadins vivent dans les slums ou les squatters settlements. Aux Philippines, 40 % de la population de Manille est dans la même situation. A Mexico, on estimait en 1990 que 40 % des logements avaient été construits dans des lotissements irréguliers ; 41 % de la population de Caracas, au Venezuela, vit dans des barrios. Plus de la moitié de la population de São Paulo au Brésil vit dans des quartiers irréguliers. Les proportions sont plus élevées encore en Afrique subsaharienne : 70 % de la population de Dar Es-Saalam, 75 % de la population de Nairobi au Kenya et d’Addis Abéba en Ethiopie, plus de la moitié de la population de Douala au Cameroun, plus de 75 % de celle de Conakry, en Guinée, et 30 % de la population de Dakar, au Sénégal...

Le terme de « quartier irrégulier » recouvre une très grande diversité de situations locales, mais leur point commun est l’absence de sécurité foncière. Ceux qui y habitent peuvent être expulsés - déguerpis dit-on en Afrique - sans compensations. Le droit de transmettre, vendre ou hypothéquer leur bien peut leur être contesté. Mais c’est leur sous-équipement et la difficulté à les équiper - au moins autant que la précarité foncière des occupants - qui caractérisent les quartiers irréguliers.

Les situations d’irrégularité accroissent les difficultés d’intégration sociale et économique des ménages à bas revenus, compromettent leur accès au crédit et leurs investissements dans le logement, et réduisent leur capacité à développer des activités productives. Elles n’encouragent pas non plus les communautés à participer à la gestion et à l’entretien des équipements. Pour les pouvoirs publics également, l’illégalité foncière constitue un obstacle au montage d’opérations d’urbanisme ou d’équipement. Elle a aussi une incidence fiscale importante pour les Etats et les collectivités locales.

Logiques marchandes

Cette situation est le résultat de la marchandisation des filières populaires d’accès au sol et au logement. La pénétration des pratiques marchandes est observée dans l’ensemble des pays et marque la fin des formes gratuites ou quasi-gratuites d’accès au sol qui avaient prévalu jusqu’au milieu des années 70. Pauvreté, précarité, sous-équipement et irrégularité foncière : comment alors aménager et équiper a posteriori des quartiers dépourvus des services urbains minimum ? Et comment le faire sans régularisation juridique préalable, autrement dit, sans reconnaissance des formes d’occupation réputées illégales ?
Les procédures conventionnelles sont ici inopérantes. Le processus « normal » de production de l’habitat où se succèdent dans un ordre logique les tâches d’aménagement et d’équipement puis de construction du logement est totalement inversé : la construction de la majorité des quartiers d’habitat populaire commence par l’occupation du terrain, se poursuit par la construction du logement et s’achève avec l’équipement du quartier et son raccordement au réseau général des équipements de la ville.

Le succès des politiques foncières et de l’habitat destinées aux populations à bas revenus dépendra ainsi de la capacité des responsables de la gestion urbaine à intégrer cette réalité de production de la ville. Les expériences menées depuis le début des années 90 suggèrent quelques orientations prioritaires.

En premier lieu, la pluralité des filières et la légitimité des filières populaires d’accès au sol doivent être reconnues. Des actions doivent être entreprises pour augmenter et diversifier l’offre de terrains pour l’habitat. L’une des tâches de l’Etat est d’organiser la production foncière, d’en confier la responsabilité à une pluralité de producteurs et de veiller au respect des règles qu’il a instituées. L’Etat doit également contribuer à accroître l’offre foncière en mettant sur le marché les terrains dont sont propriétaires des institutions étatiques qui n’en ont pas l’usage, qui les thésaurisent ou les détournent.

L’intégration des quartiers irréguliers suppose ensuite une politique active d’équipement et de fourniture de services. Les expériences asiatiques et latino-américaines, en particulier, suggèrent que la préférence doit être donnée aux programmes d’aménagement légers et progressifs plutôt qu’aux opérations intégrées lourdes, circonscrites à un quartier et liées à un seul financement.

Autre objectif, la sécurité de l’occupation, qui suppose la régularisation foncière. Ce point de vue est aujourd’hui largement admis. Il n’est en effet pas logique d’équiper un quartier sans assurer aux occupants une certaine sécurité foncière. Les formes pratiques de cette régularisation font l’objet d’approches sensiblement différentes. Si pour les uns elle passe par l’attribution de titres fonciers, d’autres soulignent la nécessité de mettre au point des procédures simplifiées de reconnaissance des droits - y compris à titre provisoire - à la portée des collectivités locales.
Les difficultés rencontrées au cours des dernières années dans la mise en oeuvre des politiques foncières et de l’habitat conduisent également à rechercher des formes nouvelles d’association entre acteurs publics et privés.

Concertation

La réalisation des opérations de régularisation suppose une redéfinition et une clarification du rôle de l’Etat et des organismes publics, le renforcement institutionnel des municipalités et des communautés de base. L’Etat et les collectivités locales doivent, dans toute la mesure du possible, confier leurs tâches de production et de gestion foncière à des opérateurs qui agissent sous leur responsabilité (par exemple des sociétés d’économie mixte) et mettre en oeuvre des politiques d’aménagement concerté (Etat, communes, sociétés d’équipement, concessionnaires, population).

Le principe d’une gestion de la ville par des collectivités locales est aujourd’hui largement admis. Son application est plus difficile. Elle exige une large concertation sur la nature des pouvoirs à transférer de l’Etat vers les collectivités locales. Pour les uns, ces dernières ne sont que de simples administrations subordonnées à l’Etat. Pour les autres, il doit être reconnu à la collectivité locale un rôle central en matière de planification et de concertation, notamment pour le lancement et la conduite de programmes d’intégration des quartiers irréguliers. Mais la capacité d’intervention des municipalités est conditionnée par le dégagement de ressources fiscales propres et par le développement d’instruments fonciers spécifiques. L’accès à des institutions de crédits et la disposition de cadres compétents en sont la condition préalable.

Il faudra enfin accepter que les associations d’habitants aient leur mot à dire. La diversité des acteurs et producteurs de la ville doit être reconnue. Tous ont un rôle à jouer. L’expérience des dernières années montre qu’il est nécessaire de renforcer le rôle des Ong et des organisations communautaires de base - y compris par des accords de partenariat avec les collectivités locales. La définition de ces nouveaux rôles doit tenir compte de l’hétérogénéité de la population. Elle suppose aussi que le droit d’association de la population soit reconnue, qu’elle soit consultée et associée aux programmes d’équipement et de régularisation et à leur gestion.

Alain Durand-Lasserve
Cnrs (France)