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Le droit à la ville comme Droit

Publié par Jean-François Tribillon, le 4 mars 2020.

L’exercice consiste ici à s’interroger sur les modalités de l’acquisition par le droit-à-la ville d’un statut juridique susceptible de lui faire produire des effets juridiques au delà de son statut actuel qui est de l’ordre de la protestation et du militantisme.

Nous ne nous embarrasserons pas ici des conditions de son invention par Henri Lefebvre dans les premiers mois de 1968. Nous considérons pour les besoins du raisonnement que le droit à la ville a échappé à son inventeur et vit depuis un certain temps sa vie, la vie que les mouvements revendicatifs qui se déclarent plus que réformistes lui font vivre. Ce sont eux qui ont réinventé le droit à la ville et c’est leur pratique qui en donne le contenu actuel.

Nous avons pris le parti méthodique d’imaginer le Droit à partir de cette pratique. Imaginer, car en toute hypothèse, l’imagination est la ressource ultime du concepteur du droit, même si l’imaginant fait semblant d’écrire sous la dictée de praticiens et militants.





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1 – Définition socio-politique du droit à-la-ville.

Convenons d’une définition : « c’est un droit à de meilleures vies dans de meilleures villes », au bénéfice en particulier des citadins ignorés des institutions électives et participatives (lorsque de telles instances existent), applicable en tous lieux, à adapter aux circonstances et aux rapports de force locaux. Un « droit à … » met l’accent sur la direction à suivre alors que, comme nous le verrons, la cible reste floue.

Le droit à la ville est d’ores et déjà une pratique, (voir « Villes pour toutes et tous » HIC, 355 p. 2010 ; David Harvey « Villes Rebelles » Buchet-Chastel, 2015, 296 p.) à caractériser ainsi :
(°) ce sont principalement des mouvements sociaux (au sens de A. Touraine) qui se réclament du droit à la ville pour s’inviter sur la scène urbaine
(°) afin empêcher que l’organisation et le fonctionnement de la ville et du cadre de vie ne soient que le champ d’affrontements entre les notables-propriétaires et les modernistes néo-libéraux, oublieux du plus grand nombre
(°) et pour assurer, eux-mêmes, si besoin, certaines prestations au lieu et place d’autorités défaillantes.

Cette scène urbaine change de ville en ville. Ceux qui se réclament du droit à la ville partent d’une critique radicale de leur ville. Le droit à la ville est une protestation qui se situe concrètement et spécifiquement ville par ville, même si les mouvements ont à cœur de se fédérer internationalement et tirent une bonne partie de leur force de cette internationalisation.

L’impératif d’internationalisme.

Il faudrait ne pas trop « européaniser » le champ du droit à la ville. Pour une part importante de l’humanité il est tout simplement le droit de s’établir en ville sans restriction, d’y survivre mieux qu’ailleurs, de mettre ses enfants dans une école capable d’assurer leur promotion sociale, et d’y construire un logement que toutes les normes européennes et internationales classent parmi les logements indécents ou hors normes, et pour ce faire de devoir créer le quartier qui accueillera ce logement, un quartier que les normes internationales vont considérer comme illégal, bidonvillesque… Ce qui plaide en faveur d’un droit à la ville se référant à une meilleure ville mais s’abstenant délibérément de préciser la concrétisation matérielle du droit.

Dans ces conditions d’internationalisation du droit à la ville, il faut éviter à tous prix de faire du droit à la ville un droit à une ville sophistiquée, à l’occidentale, qu’il s’agirait d’offrir au décalque en tous lieux et sans précaution ni délai.

Ce droit à la ville qui devient le droit à faire avancer la ville selon des itinéraires à apprécier localement, cet avancement étant le fait éventuellement d’organisations non gouvernementales et mouvements prenant les choses en main au lieu et place d’autorités locales négligentes ou occupées ailleurs. Au nom du droit à la ville, on est en droit de construire son habitation, d’inventer son habitat chaque fois que l’autorité est défaillante.

Cette définition tient compte de la pratique actuelle du droit à la ville qui est pour l’essentiel une pratique internationale ou mondiale, de mouvements sociaux dont l’objet est d’abord de survivre puis ensuite de promouvoir de meilleures vies et de meilleures villes. Cette conception globale et militante de l’exercice du droit à la ville est précieuse car elle porte en elle même bien des espoirs de triompher. Il y a peu de chance que le droit à la ville triomphe en Europe, en France en particulier, si fière de son urbanisme considéré comme matrice démocratique de la ville au point qu’elle n’entend pas les souffrances des gens. Pour les autorités françaises, le droit à la ville n’est pas au cœur de leurs préoccupations. Notre espoir est de voir les « sous-développés » imposer internationalement le droit à la ville à l’incorporer à des déclarations internationales, nous contraignant nous européens à nous l’administrer à nous mêmes.

2 – L’introduction du droit à la ville dans le Droit comme Droit humain.

Je relève le défi : faire du droit-à-la-ville un vrai Droit producteur par lui même sous le contrôle du juge d’effets juridiques –chargeant d’obligations certains, en déchargeant d’autres…-dans l’espoir que s’améliorent des situations matérielles et que moins de gens se croient hors jeux. L’ordre juridique est capable de rectifier l’ordre social sans en être l’infrastructure. Ce n’est pas rien.

Si nous devons nous enquérir de la manière d’incorporer le droit-à-la ville au Droit, nous ne pouvons le faire utilement qu’en prenant le droit national français comme lieu, milieu d’expérimentation.

Des considérations qui précèdent, nous pensons que son introduction dans le Droit ne peut prendre, au moins dans une première période, que la forme d’un principe. En conséquence, il prendrait rang parmi les droits fondamentaux laissant de larges marges de manœuvre pour sa mise en œuvre. De la sorte, on se tient éloigner de la procédure classique de nature législative qui énonce un principe et en détaille les conditions d’application dans le corps même de la loi qui l’institue puis dans un ensemble de textes d’application qui finalement le spécialisent, le fonctionnalisent, option que nous considérons comme contradictoire avec la nature même du droit à la ville, au moins dans cette première période.

Dans la tradition française des droits fondamentaux, ce « Droit à la ville » prendrait rang parmi les droits de solidarité de troisième génération. Nous suivons ici la classification de Danièle Lochak (« Les droits de l’homme », Repères, troisième édition, 2011, La Découverte) : les libertés fondamentales de la Révolution sont la première génération ; les droits de protection des travailleurs et de sécurité sociale forment la deuxième génération ; les droits de structuration de la société et de l’environnement, la troisième génération. Dans ces conditions : le but du droit à la ville devrait être précisé. On ne peut se contenter de dire qu’il a pour but d’assurer de meilleures vies dans de meilleures villes. Il conviendrait de lui assigner comme but l’amélioration des conditions d’exercice des droits humains dans la ville considérée, ce qui laisse de grandes latitudes et empêche de sombrer dans le ridicule en rendant obligatoire pour tous une ville idéale et parfaite, et la même partout.

Première voie : l’introduction du droit à la ville dans le Droit par le moyen d’une réforme constitutionnelle

Ce droit à la ville constitutionnalisé aurait deux effets : le premier, son inscription comme droit-liberté, le deuxième, sa consécration comme principe d’action publique.

(°) - première conséquence, la défense d’une liberté - Le Droit à la ville ainsi formalisé autoriserait la saisine de juridictions afin de contraindre le législateur, l’autorité gouvernementale, et l’autorité administrative à ne plus contrevenir à ce Droit à la ville, par exemple en privant de logement les gens qui en ont besoin ou plutôt et plus subtilement en rendant plus difficile leur accès à un logement décent ou encore en ne veillant pas à une bonne intégration urbaine des logements attribués au titre de la loi sur le droit au logement opposable ; entre parenthèses, cette position fait en quelque sorte du droit au logement le premier stade de la mise en œuvre du droit à la ville.

Il inciterait « nos » mouvements actifs en matière de droit à la ville à monter au créneau pour intervenir sur la scène publique afin de prendre les initiatives qui s’imposeraient, et ce, à l’encontre des acteurs institutionnels qui ne feraient pas leur travail. Cette incitation prendrait ici la forme d’un Droit suffisamment fort pour qu’ils se sentent légitimes à monter au créneau, et pour commencer, à saisir les tribunaux ; cette légalisation de l’action des mouvements sociaux ressemble fort à une légitimation renforcée. La principale conséquence serait d’interdire aux autorités d’entraver les actions des mouvements sociaux qui œuvrent en faveur du droit-à-la- ville.

(°) - deuxième conséquence, contraindre l’action publique - En s’inscrivant parmi les droits fondamentaux, ce droit deviendrait normalement un principe fondateur de l’action publique … mais cette position est toute théorique ; on ne voit pas souvent une loi obliger la puissance publique à agir positivement, car aucune loi ne produit par miracle ce qu’elle dit être son idéal, elle sert de levier à ceux qui veulent changer la ville, et, comme on vient le dire, de déclaration de guerre à ceux qui ne veulent pas la changer, dans le bon sens.

Deuxième voie possible à envisager : l’introduction du droit-à-la-ville dans le Droit par le moyen d’une avancée jurisprudentielle.

On pourrait par exemple plaider en faveur d’un rapprochement –jurisprudentiel- du droit à la ville avec le droit à l’environnement, en se souvenant que finalement pour beaucoup la ville est d’abord un environnement au sens le plus plat de : ce qui nous entoure, dans ce monde de villes.

Cette piste est très intéressante car elle souhaite profiter de l’avancée indéniable sur le plan juridique du droit constitutionnalisé de l’environnement du fait de l’incorporation à la Constitution en 2005 de la « Charte de l’environnement » de 2004 et de sa reconnaissance par les hautes juridictions. Il nous semble que cette voie serait très fertile car elle procéderait à une extension de la notion d’environnement, ce qui ferait participer le droit à la ville de la force du développement durable, dont les retombées juridiques et pratiques sont encore à développer.

Encore faudrait-il que « nos » mouvements apprennent à se servir du droit et de la juridiction, à en faire un usage intensif et militant. Car la bataille ici se gagne devant les tribunaux. Il y a un gros travail de réflexion et d’exploration juridique à mener pour élaborer un plan de bataille. Ce projet qui paraissait hasardeux il y a quelques mois a connu un début d’exécution éclatant : plus d’un million de soutiens à une offensive contentieuse mettant en accusation l’État français pour traîtrise, si je peux dire ! C’est tout à fait encourageant.

Cette voie pourrait déboucher sur d’heureuses conséquences juridiques, par exemple selon nous : l’acceptation de la notion de dommages urbains à l’image des dommages écologiques. Il est des décisions de restructuration industrielle, de transformation de la carte institutionnelle etc qui ne sont pas des actes contrevenant au Droit mais dont les effets sont catastrophiques, qui sont en réalité de véritables marées noires urbaines. Il serait juste que les victimes, les autorités locales comme les mouvements de citadins, puissent s’en plaindre et réclamer des compensations. Le Droit à la ville -comme le droit à l’environnement- ne peut se désintéresser de la gestion en général, de la gestion de la ville en particulier, la légalité des actes de gestion n’est pas une preuve de leur innocuité.

3 - Peut-on aller plus tard et plus loin vers un développement du principe du Droit à la ville dans une perspective anti-libérale ?

La tentation est grande d’aller plus loin que cette habilitation des mouvements promoteurs du droit à la ville, de faire preuve d’audace juridique en proposant que le Droit à la ville prospère juridiquement en développant des droits positifs :
 d’une part un droit de l’espace urbain réducteur des privilèges de la propriété privée urbaine dont savent jouer à merveille et pareillement les « propriétaristes » et les néo-libéraux
 d’autre part un droit de la gestion urbaine réducteur des privilèges de la liberté municipale de gérer la ville comme elle l’entend : d’abord en choisissant l’urbanisme qui lui plait sous réserve d’une soumission formelle au code de l’urbanisme ; ensuite en pouvant renoncer à appliquer le scénario avantageux qu’elle avait affiché pour séduire ses électeurs appelés à participer au cirque de la concertation préalable couronnée par l’adoption du plan local d’urbanisme.

On le voit, en introduisant le droit de la ville dans le système juridique on peut se prévaloir de la nécessité de résoudre des conflits que ce nouveau droit provoque au contact de l’ancien droit. Nous suivons ici l’exemple glorieux du droit du travail qui a fait mordre la poussière au droit libéral de la responsabilité (l’ouvrier serveur d’une machine industrielle blessé par elle ne démontre pas la responsabilité de son employeur pour l’obliger à supporter les conséquences dommageables de l’accident) ou du contrat de travail (la grève ne rompt pas le contrat de travail et ne jette pas dehors le gréviste). Pourquoi le Droit à la ville ne pourrait-il pas entrer en conflit avec le principe de liberté de la propriété et le principe de liberté municipale ?

Insistons lourdement. Dans une perspective maximaliste, le Droit à la ville, érigé en principe constitutionnel, permet de changer la ville mais aussi et surtout, à terme, de changer le droit, de changer les bases mêmes de ce droit, pour faire une autre ville. Ce n’est pas rien. Mais il nous semble primordial de n’emprunter cette voie qu’après consolidation de l’acquis constitutionnel : l’introduction législative ou jurisprudentielle du Droit à la ville dans l’ordre constitutionnel.

Conclusion 

Le droit à la ville n’est pas un droit classique et il se pourrait en plus qu’il désigne à tort la ville pour objet : il s’agit pour les hommes, en réalité, du droit de contrôler la structure de leur installation, leur façon d’habiter le monde, urbain ou non urbain. Le droit à la ville ne présume en rien de la forme de la ville en question, ni de l’établissement humain non urbain dont il s’agit. Cet élargissement n’est pas encore à notre agenda mais il faut y penser dès à présent.

Jean-François Tribillon, 18 juin 2019 pour l’AITEC