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L’indépendance nationale, la théorie économique et le développement - Marc Chervel - 2003

Publié par , le 9 mars 2007.

Economie



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Le libéralisme et la théorie néoclassique qui lui sert de soubassement sont devenus tellement prégnants depuis une quinzaine d’années qu’ils en deviennent en quelque sorte naturels : ils semblent s’imposer comme d’évidence, comme s’il n’y avait pas de possibilité alternative. C’est cette prétention qui est dénoncée dans cet article.

Cette théorie économique établit que, dans un monde composé uniquement de producteurs et de consommateurs et où les prix s’établissent librement, lorsque chacun poursuit son propre objectif, lorsque les consommateurs cherchent à maximiser leur bien-être et les producteurs leurs bénéfices, l’état atteint par l’ensemble de l’économie est à la fois un état d’équilibre (pas de chômage, pas d’invendus), un état d’optimum collectif (car on ne peut augmenter le bien-être de l’un sans diminuer celui d’un autre) et un état efficace (car on ne peut augmenter la production d’un bien sans diminuer celle d’un autre). Dans le cadre des hypothèses retenues, cette théorie apparaît particulièrement séduisante : il suffit de laisser jouer la concurrence et les égoïsmes de chacun pour que tout aille au mieux. Concernant en particulier le commerce international, Ricardo a démontré que si chaque pays se spécialise dans les productions pour lesquelles il dispose d’avantages comparatifs et achète les autres produits, tous les pays y gagnent quels que soient leurs stades de développement. Il suffit donc d’ouvrir les frontières et de participer au commerce international.
Dans cette théorie, il n’y a pas d’Etat ou de Puissance publique ; il n’y a donc pas lieu de se préoccuper de politiques publiques.

Conditions de l’indépendance et de la souveraineté nationales

Bien entendu, dans la réalité les choses sont différentes. Un premier problème est posé avec les biens stratégiques comme l’armement. Certes, s’ils sont moins chers, on peut envisager d’aller acheter à l’extérieur les biens nécessaires à notre défense nationale. Mais que va-t-il se passer pour ces fournitures, pour leur entretien, pour les rechanges en cas de désaccord ou de conflit avec le pays fournisseur ? On sent bien que la souveraineté nationale impose de garder un strict contrôle sur ces industries : l’armement n’est pas une marchandise comme une autre, on ne peut envisager d’acheter ce matériel sur étagère, la logique marchande n’est ici pas de mise (1).

Mais la maîtrise de l’industrie d’armement n’est pas la seule condition d’exercice de la souveraineté.

 Dans les années 70, le premier choc pétrolier a révélé la trop grande dépendance de la France vis-à-vis des pays fournisseurs de pétrole : le gouvernement a alors jugé indispensable de mettre en œuvre un programme considérable de construction de centrales nucléaires. Ainsi le taux d’indépendance en fourniture d’énergie primaire a-t-il doublé passant de 25% à environ 50%. Accessoirement, la France a disposé ainsi d’une électricité bon marché, avec de faibles taux de pollution en CO².
Il est apparu clairement à l’époque que les biens énergétiques n’étaient pas comme les autres biens : leur disponibilité revêtait un caractère stratégique et ne pouvait pas être laissée aux aléas du commerce international.

 Dès 1993, pour ne pas être submergé par les productions nord-américaines (2), les pays européens ont défendu le principe d’une dérogation au libre-échange pour l’audiovisuel : ceci non pour s’assurer d’une position dominante, mais pour permettre à chacun d’entre eux de définir sa propre politique culturelle. La préservation de la « diversité culturelle » a été adoptée à l’unanimité à l’UNESCO en 2001. Les pays signataires reconnaissent ainsi que les biens et services culturels sont d’une nature particulière : ils sont partie prenante de l’identité culturelle de chaque pays et doivent être protégés. La fourniture de ces biens (programmes de télévision, vidéos, films) ne doit pas relever des seuls aspects commerciaux : c’est ce qu’on appelle « l’exception culturelle ».

 On estime actuellement à 800 millions le nombre de personnes sous-alimentées dans le monde et à 2 milliards celui des personnes souffrant de carences alimentaires. Les pays pauvres ont constaté que la libéralisation des échanges de biens alimentaires, loin de conduire à la réduction des problèmes de la faim et de la malnutrition, les a intensifiés en conduisant au déclin des productions locales à destination du marché intérieur. Ces pays ont été amenés à préciser une revendication de « souveraineté alimentaire » : les prix de leurs productions doivent être équitables, ils doivent être protégés contre les prix de dumping de l’agrobusiness et contre les surplus agricoles bradés sur les marchés mondiaux par les Etats-Unis et l’Europe (3). Ce droit à l’alimentation, cette « exception agricole » pour le commerce des biens vitaux, implique que leur mise à disposition ne peut pas relever seulement de la rentabilité à court terme.

 On peut rattacher à ces exceptions culturelle et vitale, l’exception concernant les services de l’éducation et de la santé. Les négociations en cours concernant l’AGCS (Accord Général sur le Commerce et les Services) dans le cadre de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) prévoient de privatiser et de mettre en concurrence sur le marché mondial tout un ensemble de services (éducation, santé, eau, …) jusque là assurés en bonne partie par chaque Etat national ou sous leur contrôle. La « marchandisation » de ces services essentiels s’oppose aux droits qui ont été historiquement reconnus dans ces domaines et aux organisations (services publics, mutuelles, coopératives, associations) qui mettent en œuvre ces services, toujours avec des objectifs de répartition dans une optique égalitaire. Ces services ne sont pas des marchandises comme les autres, ils ne peuvent pas relever des simples règles du commerce.
Un exemple : récemment le problème s’est posé pour les médicaments contre le SIDA, les anti-rétroviraux, beaucoup trop chers pour les patients d’Afrique noire qui constituent la majorité des malades (30 millions sur 40 dans le monde). Aux prix du marché, qui prévalaient jusqu’à l’an dernier, seulement 50 000 malades pouvaient être soignés. En 2003, un accord a été signé avec les firmes pour une commercialisation des génériques à un prix inférieur : le coût annuel du traitement est passé de 10 000$ à 500$ et l’objectif fixé est de soigner 3 millions de malades d’ici 2005. Là encore, aucun début de solution n’était possible avec les prix de marché.

Théorie économique et développement

Ainsi, dans la réalité, le respect de l’indépendance et de la souveraineté nationales, le respect des objectifs de répartition des services essentiels (santé, éducation…) impliquent des restrictions à l’application de cette théorie libérale : les secteurs d’activité concernés ne peuvent pas être régulés seulement par des échanges fondés sur le système de prix du marché international.

Qu’en est il alors pour les autres secteurs ?

Après ce qu’on a appelé les « trente glorieuses », période de croissance très forte qui a suivi la deuxième guerre mondiale, la concurrence internationale est devenue de plus en plus rude, dans un contexte de ralentissement des économies. Les productions nationales ont été mises à mal par des importations en provenance soit de pays ayant acquis une avance technologique, soit de pays à bas niveau de salaires et à faible protection sociale. L’alternative ouverte est alors la suivante :
* fermer ces entreprises devenues non concurrentielles, et importer les produits ;
* ou réaliser des investissements de productivité dans certaines unités, en réduisant la main d’œuvre employée pour tenter de redevenir compétitifs.

Dans les deux cas, la décision prise se traduit par une baisse de l’emploi : c’est ainsi que depuis bientôt un quart de siècle la France compte plusieurs millions de chômeurs. C’est ainsi que des pans entiers de l’industrie rencontrent des difficultés, licencient, se délocalisent ou même disparaissent (textile, chaussures, mécanique, construction navale, charbon, films et séries télévisées …). Soumise à cette concurrence sauvage, la France n’a aucune chance de résorber son chômage en s’ouvrant toujours plus à la concurrence internationale (4).

Pourtant, ne dit-on pas que, historiquement, le libéralisme est à l’origine du développement ?
Contrairement à l’imagerie courante, ce n’est pas en adoptant une politique libérale que les grands pays industrialisés, l’Angleterre puis les Etats-Unis, se sont développés au cours des siècles passés – mais, bien au contraire, en adoptant une politique protectionniste (5).

La déclaration la plus significative est sans doute celle du général Grant, héros de la guerre de sécession, devenu président des Etats Unis à la fin des années 1860 : "Pendant des siècles l’Angleterre a pratiqué le protectionnisme, elle l’a poussé à l’extrême et en a obtenu des résultats satisfaisants. Il ne fait pas de doute qu’elle doit sa force actuelle à ce système. Depuis deux siècles, elle a jugé profitable d’adopter le libre-échange, car elle pense que le protectionnisme ne peut plus rien lui apporter. Alors très bien, Messieurs ; la connaissance que j’ai de mon pays me porte à croire que dans deux cents ans, lorsque l’Amérique aura tiré du protectionnisme tout ce qu’il peut lui offrir, elle adoptera également le libre-échange" (6).

La prédiction est remarquable, mais il n’a fallu que cent ans : c’est après la seconde guerre mondiale, leur suprématie industrielle étant fermement assurée, que les Etats-Unis commencèrent à se faire les champions du libre-échange (7). Dans le titre de son ouvrage « Kicking away the ladder », Chang donne joliment l’image de l’échelle du protectionnisme qui a permis aux pays maintenant développés d’accéder à la richesse, échelle rejetée d’un coup de pied pour l’interdire maintenant aux pays pauvres ou aux pays technologiquement en retard en les soumettant au libre-échange.

De la nécessité des politiques publiques

Alors, quel consensus sur cette approche théorique ? Certes de nombreux économistes des grandes institutions nationales (Banques, entreprises, universités...) et internationales (Fonds Monétaire International, Banque mondiale, OCDE …) ont adopté cette approche libérale, qui a pour elle d’accompagner le mouvement des affaires. Cependant, des économistes plus indépendants ne ménagent pas leurs critiques au recours fait à cette théorie apologétique, incapable de prendre en compte la réalité et d’expliquer l’histoire. Parmi de nombreux exemples, on peut citer Herbert Simon, prix Nobel 1978, qui critique la place centrale donnée à cette théorie dans les enseignements (8) : « Oui, je rejette les fondements de (cette théorie). Je pense que les manuels sont un scandale. Je pense que soumettre des esprits jeunes et impressionnables à cet exercice scolastique, comme s’il disait quelque chose au sujet du monde réel, est un scandale... Je ne connais aucune autre science qui ait la prétention de parler de phénomènes du monde réel, et se livre à des exposés en aussi flagrante contradiction avec les faits. »

Ou Maurice Allais, prix Nobel 1988, qui met en doute son caractère scientifique (9) : « Le critère de la confrontation d’une théorie avec les données de l’expérience est impitoyable... Lorsqu’on examine certaines théories contemporaines, on constate, par rapport aux exigences de la méthode scientifique … deux sortes de déviations : l’inconsistance logique, la négligence des phénomènes réels ».

Ainsi, ni le champ ouvert, qui souffre de nombreuses exceptions, ni les résultats en termes de croissance et d’emplois, ni l’étude historique, ni sa consistance scientifique ne justifient une référence si prégnante à cette vision libérale du monde et il n’y a pas à se laisser impressionner par ce qui est devenu la pensée unique. Ce n’est pas en poursuivant dans cette voie qu’on trouvera une sortie de la crise, c’est en revenant à des politiques publiques explicites, coordonnées, dans le cadre national et dans le cadre européen. Seules ces politiques publiques dans le domaine de la défense et de la souveraineté nationale, et aussi dans le domaine du développement économique et social, permettront à la France de retrouver une véritable autonomie stratégique, de renouer avec la croissance, de résorber progressivement le chômage et les déséquilibres qui minent notre société et lui permettront de contribuer à réduire les inégalités dans le monde, principal facteur de l’insécurité.

(1) Le démantèlement de GIAT-Industries, Général (cr) H. Paris, Défense & Citoyen n°92, juin 2003
(2) Ces biens constituent le poste d’exportation le plus élevé de la balance commerciale américaine.
(3) L’opposition rencontrée à cette revendication a été une des raisons principales de l’échec de la conférence de Cancun en septembre 2003.
(4) Deux millions d’emplois ont été perdu en 30 ans par l’industrie française, Henri Guaino, Le Monde, 3/10/2003
(5) Voir en particulier les ouvrages de Paul Bairoch et de Eduardo Galeano
(6) André G. Franck, Capitalism and Underdevelopment in Latin America, John Garraty et Mark Carnes, The American Nation of, A history of the United States.
(7) Ha-Joon Chang, Du protectionnisme au libre-échangisme, Le Monde Diplomatique, Juin 2003
(8) Cité par Henri Bartoli, L’économie multidimensionnelle, Economica 1991
(9) Revue d’économie politique, janvier-février 1989


Ce texte est paru dans Défense & Citoyen N°93 - Octobre 2003, Revue trimestrielle d’information et de liaison Armée-Nation (Fédération des Officiers de Réserve Républicains, FORR)