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Marché et démocratie : quel projet ? Marché et démocratie, et organisation contractuelle - Ghazi Hidouci

Publié par , le 13 mars 2007.





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QUEL PROJET ?

Je voudrais axer mon intervention sur les problèmes concrets que rencontre la conduite de la politique économique, en relation, d’une part, avec les nécessaires progrès de la démocratie, et d’autre part, avec les besoins, réels ou supposés, du développement de la régulation par les mécanismes de marché. Il est nécessaire, à priori, de ne pas perdre de vue que le débat, l’analyse et l’action ne sont pas neutres politiquement. Ils sont déterminés par le projet de société que l’on entend voir se réaliser, sous son aspect politique, et à travers les objectifs sociaux poursuivis.

Le pouvoir peut avoir pour souci de ne pas mettre en place un système et des institutions démocratiques ; la question qui se pose à lui est alors relativement simple : le marché n’est considéré que comme un instrument de sa politique et de celle des intérêts qu’il défend. Ou bien il considère que la redistribution des richesses (le projet social) doit être géré centralement, et il ne peut faire alors confiance aux mécanismes de marché : nous sommes dans le cas de figure ni démocratie, ni marché. Ou bien il considère qu’il fait confiance aux opérateurs, sur le marché, pour gérer la redistribution : nous sommes dans le cas de figure pas de démocratie mais marché. Nous pensons qu’il s’agit là d’un leurre, nous tenterons évidemment d’argumenter.

Nous envisagerons ces deux configurations parce qu’elles se rencontrent , aujourd’hui bien plus qu’à l’ordinaire, particulièrement dans les économies dites en transition. Nous les envisagerons également, pour vérifier qu’elles ne sont pas la préoccupation de nos débats d’aujourd’hui sur le marché et la démocratie. Soulignons, tout de même, par précaution et sans trop nous attarder, que, dans les deux cas, les politiques économiques menées sont cohérentes, si nécessaire, avec le développement du capitalisme sous toutes ses formes.
Le pouvoir se place dans le cadre d’un système et d’une institution à vocation démocratique. Il se trouve alors dans la position où il doit déterminer si les mécanismes du marché conviennent pour atteindre les objectifs sociaux des catégories qu’il représente. Nous sommes dans le cas de figure démocratie et plus ou moins de marché. Je pense que là, il est nécessaire de le souligner, le capitalisme n’est pas en question, sauf à respecter néanmoins un certain nombre de règles qu’imposent également le marché et la démocratie.

Dans la période présente, nous nous accordons à considérer que nous devons nous écarter, par hygiène morale pourrait-on dire, du cas ni démocratie ni marché. Trop de souvenirs, douloureux, récents, trop de menaces présentes nous poussent aujourd’hui à prendre une telle attitude, même si quelquefois elle n’est que façade. Je m’écarte pour ma part du cas de figure pas de démocratie, mais marché, à mes yeux plus révoltant encore, démagogique et niant à la limite toute dignité humaine.

Il s’agit, en définitive pour nous, de savoir, d’une part, si la démocratie, pour durer, peut se passer du marché, et si le développement du marché ne risque pas de nuire à la démocratie. Si ce qui préoccupe est le contenu réellement démocratique du projet de société, et non le marché, et si le débat ne relève pas de l’« économie » au sens étroit, je réponds que je ne crains pas que les mécanismes de marché constituent un danger pour la démocratie, bien au contraire, à condition de savoir de quoi l’on parle, exactement.

La démocratie est généralement comprise comme une règle de vie en société qui assure et garantit la plus grande participation possible de l’individu à l’émergence, la réalisation, et surtout le contrôle de la conduite du projet de société.. Elle est considérée fondamentalement comme une pratique du débat, de la consultation, mais aussi de la négociation entre les membres d’un groupe désirant conduire un projet commun. Ceci implique au préalable l’existence du groupe, celle du projet et celle des règles du jeu, participatives, pour le conduire. La participation et la négociation supposent à leur tour l’absence de contrainte subie par le groupe et les individus, à l’intérieur du groupe, tout au moins pour ce qui concerne la responsabilité engagée par l’individu ou un ensemble d’individus ayant choisi de s’associer pour défendre des intérêts communs. Ces règles du jeu, qu’ils acceptent volontairement de respecter, en font, à leurs yeux, des démocrates. Ils sont disposés, librement, à les appliquer dans leurs relations, aussi bien en petits qu’en grands groupes, avec plus ou moins de sophistication technique, mais pour l’essentiel, ils tiennent au respect de leur libre arbitre et de leur droit à participer.

Accords et contrats

L’expérience historique, controversée et limitée cependant, montre que plus le groupe s’élargit, plus les individus et les groupes sont placés devant la nécessité pratique de déléguer leurs responsabilités à des mandants, et moins ils sont satisfaits des conditions de leur participation. Si l’exercice de la démocratie développe bien, pour faire face à ces crises de confiance, des instruments de prudence et de contrôle des mandats, l’efficacité générale pose tout de même problème.

Pour agir sans contrainte subie, les individus et les associations exigent que la gestion commune des affaires se réalise sur la base d’accords, de plus en plus écrits entre les membres du groupe. Afin que la mise en place et la conduite de ces accords ne soient pas forcés, ils revendiquent des libertés, et des garanties pour l’exercice de ces libertés. Ils préfèrent de plus en plus confier la protection des libertés et des garanties qui leur sont liées au droit, ainsi qu’à des institutions arbitrales indépendantes qu’ils tiennent par ailleurs à contrôler.(1)

Le marché est le lieu (souvent abstrait) où se réalisent les échanges, aussi bien les échanges commerciaux, financiers et monétaires, que les échanges d’actifs de travail et de connaissances. Les règles du marché ressemblent quasi systématiquement aux règles du jeu démocratique. Elles partent du principe que l’échange doit être avantageux pour toutes les parties concernées, faute de quoi, l’une des parties est lésée, ne peut plus, pour différentes raisons, de proche en proche, créer la part de richesse qu »elle est en situation de procurer, entraînant, à la limite, la disparition de la transaction, donc du marché, remplacée soit par l’appauvrisement généralisée, soit par la contrainte subie.

La répartition équitable pour toutes les parties concernées se réalise par la négociation entre elles, pour fixer le juste prix. La négociation, pour ne léser aucune partie, doit à son tour, se solder par un contrat qui vérifie qu’il n’y a pas eu de contrainte, et que le résultat est librement accepté. Afin de garantir ces mécanismes et d’en contrôler efficacement le fonctionnement, les parties au marché se dotent de moyens juridiques (droit des affaires, lois sociales,...), et d’instruments de contrôle et d’arbitrage suffisants pour assurer l’équité recherchée.
La situation démocratique, les conditions de participation effective de toutes les parties, de même que l’existence de contrôles auxquelles elles sont associées, peuvent être réunies. Dans l’autre cas (marché sans démocratie), il y a contrainte et le marché est faussé, à la base.

Il arrive, bien souvent, néanmoins , que le juste prix ne soit pas facile à établir, malgré la bonne volonté et la science des parties. Celles-ci recourent alors au développement d’instrumentations appropriées qui permettent de gérer, à la satisfaction générale, les catégories d’activités concernées (par des services publics, des organisations sans but lucratif ou même des structures marchandes spécifiques). L’essentiel est que les instruments mis en place puissent être démocratiquement élaborés et contrôlés par les parties, et qu’ils puissent subir les sanctions d’autorités arbitrales compétentes, pour empêcher la contrainte et les abus.
Au delà, il arrive également, en permanence, que des activités marchandes, absolument nécessaires, ne puissent pas donner lieu pratiquement à des transactions. La négociation, pour leur attribuer une valeur et les faire fructifier, se réalise quelquefois dans les mêmes termes que ci-dessus, d’autres fois encore en recourant aux contributions volontaires des parties.

Vis à vis du marché, ce qui distingue les mouvements démocratiques les uns des autres, c’est en définitive, le traitement, dans la redistribution, des imperfections des mécanismes des marchés, les conditions d établissement des règles, et la plus ou moins grande discipline par rapport aux nécessités de contrôle démocratique de leur fonctionnement. L’enjeu ultime des différences se situe dans l’appréciation des gains et des pertes des différentes parties concernées, en particulier celles qui se trouvent en état d’infériorité au niveau du contrôle des richesses.
Tout en reconnaissant (ou en feignant d’ignorer) que les lois du marché peuvent s’avérer injustes, surtout dans les périodes de limitation de création des richesses, ou lorsque les marchés sont agressés par les détournements de rente, les spéculations monopolistes, de nombreux courants, partiellement démocratiques par ailleurs, préfèrent ne pas intervenir pour les corriger, sous le prétexte qu’elles sont partie du fonctionnement du marché.

D’autres courants considèrent, par contre, que ces pratiques n’ont rien à voir avec les règles et mécanismes du marché, lequel doit en permanence, assurer et garantir la juste répartition des avantages, les solutions relevant toujours de la négociation sous contrainte et du respect des règles de droit. L’égalité de traitement se trouve aussi bien à la base du fonctionnement du marché, qu’à celle de la démocratie.
Les premiers tournent le dos au marché et à la démocratie tel que les comprend le commun des mortels, les seconds tentent d’assurer pleinement, par le marché, leurs responsabilités de démocrates.

A mettre en parallèle les exigences de fonctionnement des règles du jeu démocratique et de celles du marché on re-découvre la comptabilité et l’imbrication : ni l’une ni l’autre ne peuvent admettre la contrainte externe. Cette dernière relève de la tyrannie.

MARCHE ET DEMOCRATIE, ET ORGANISATINO CONTRACTUELLE

Il est peut-être utile de considérer les conditions concrètes que peut rencontrer l’action de gestion politique, sociale et économique dans une tentative d’incitation au développement du marché et de la démocratie.
Lorsqu’on se trouve historiquement placé en situation d’agir, face à une demande sociale, il est nécessaire au départ de bien comprendre ce que recouvre pour les gens le concept de marché et de démocratie.

Caractéristiques de la démocratie

La démocratie est généralement considérée comme une pratique sociale de débat, de négociation et de consultation entre les membres d’un groupe, désirant conduire un projet nécessairement commun. Elle implique donc le projet, le groupe et l’organisation des relations entre ses membres pour l’élaborer et le conduire. S’agissant d’un projet impliquant nécessairement l’apport de tous les membres, les individus entendent pouvoir agir sans contrainte, tout au moins pour tout ce qui engage leur responsabilité personnelle et directe. Cette règle qu’ils se donnent, en fait des démocrates ; ils l’appliquent généralement pour les projets qui concernent les petits groupes comme pour ceux qui concernent les grands groupes. Les projets en question couvrent généralement tout ce qui a trait à la vie en société, et qui implique un accord minimum entre les individus. Il y a de nombreuses conséquences découlant de ces attitudes :

En général, pour pouvoir agir sans contrainte, les individus démocrates réclament des libertés et des garanties à l’exercice de ces libertés. L’expérience montre qu’ils préfèrent de plus en plus confier la détermination de ces libertés au droit, et la garantie de leur respect aux institutions dont ils se dotent. Ils s’accordent en général pour considérer que le droit doit couvrir tout ce qui concerne le domaine profane, et qu’il doit également assurer la liberté de conscience et de comportement religieux, mais sans trop s’en mêler. Dans ce domaine, ils éprouvent toutefois d’énormes difficultés à avoir des idées claires et à éviter de mêler continuellement les deux domaines : le débat sur la laïcité.
L’expérience historique - malheureusement partielle et limitée - montre également que plus le groupe s’élargit, plus les individus sont placés devant des nécessités pratiques de délégation de leurs responsabilités liées aux projets, à des mandants chargés de les conduire en leur nom. Pour demeurer néanmoins cohérents, ils ont pris pour habitude de préciser de plus en plus, la nature et le champ des mandats qu’ils confient à leurs représentants, et de développer des instruments de contrôle de l’exercice de ces mandats.

 Enfin, la démocratie devant être défendue, les groupes prennent également l’habitude, dans leurs rapports avec les autres, de se doter d’instruments de contrainte qu’ils exhibent lorsqu’ils y sont forcés. Dans le principe, ils ne les aiment pas beaucoup, parce qu’ils sont contraires à leur éthique et peuvent se retourner contre eux. En la matière, ils développent également toute une instrumentation - prudentielle - pour les utiliser avec le maximum de précautions.

Toute cette dynamique aboutit globalement à ce que la démocratie se distingue aujourd’hui en théorie :

 fondamentalement,

. par la liberté d’expression, de réunion, d’association ;
. par la délégation de pouvoir de bas en haut ;
. par le refus de l’utilisation de la contrainte sur les individus et les groupes dans l’exercice de leur activités sociales.

 au niveau de l’instrumentation

. par la séparation des pouvoirs délégués pour élaborer les règles du jeu (législatif), pour gérer les projets (exécutif) et pour arbitrer les conflits (judiciaire) ;
. pour le développement de mécanismes de contrôle de l’exercice du pouvoir à tous les niveaux (économique, social et politique) par voie d’élection.

Aussi, la démocratie s’entend-elle généralement comme un système couvrant toutes les activités sociales, respectant les libertés individuelles et collectives, appuyé sur des règles de droit et des institutions chargées d’agir dans le respect de ce droit. Elle ne peut être restreinte à un domaine - parmi d’autres - de l’activité sociale, ni être confisquée sans délégation.

Caractéristiques ou marché

Le marché est considéré comme le lieu où se réalisent les échanges de biens et de services, tous les échanges sans restriction ; c’est-à-dire non seulement les échanges d’actifs, de produits et de crédit, mais également de travail et de connaissance.
Les individus et les groupes considèrent qu’ils doivent tirer avantage de toute opération d’échanges, sans quoi ils courent le risque insupportable, de ne plus reproduire le travail, le capital, la connaissance, ni mobiliser les ressources indispensables. La répartition des avantages (le juste prix) obéit à des règles, dont la plus importante est le contrat librement consenti et nécessairement transparent. Faute de quoi, le marché ne peut fonctionner correctement, car s’y développe l’inégalité de traitement, les déséquilibres, les tensions, l’injustice...

 Les parties liées au contrat se dotent alors des moyens et des garanties suffisantes pour contracter sans contrainte et sans léser leurs intérêts réciproques. Elles élaborent un droit des affaires qui s’impose à tous, et en contrôlent l’application.

 En matière économique, les échanges rencontrent deux catégories de problèmes difficiles à résoudre.
La connaissance du juste prix est souvent difficile à établir et les contractants ont souvent recours à des expertises multiples pour démêler l’écheveau de ce qui est normalement dû et de ce qui ne l’est pas.
Il existe toujours des activités marchandes, qui trouvent difficilement preneur, de par leur nature, ou encore pour lesquelles, pour différentes raisons, les producteurs et les usagers conçoivent des prix trop divergents et qui risquent ce faisant, de manquer (activités intellectuelles, police, services publics).

 Ces difficultés ont entraîné historiquement la nécessité de développer des instruments de gestion de ces catégories d’opérations par des services dits administratifs, publics, mixtes, qui ont pour fonction de produire des normes appropriées, des calculs complexes pour fixer les justes prix et promouvoir les activités concernées. Comme ces structures exercent des activités déléguées par le marché par nécessité, on décide généralement de faire contrôler leur fonctionnement par le personnel politique, représentant par délégation les populations, les groupes et les intérêts concernés.

 Enfin, les conflits nombreux et permanents, relatifs au juste prix, sont confiés à des autorités arbitrales indépendantes qui surveillent que la contrainte ne s’exerce pas , que le droit est respecté et qui peuvent fixer les prix faute d’entente.

A mettre en parallèle les exigences du fonctionnement de la démocratie et celles du fonctionnement du marché, on redécouvre (éternellement) la compatibilité presque parfaite : le marché comme la démocratie ne peuvent fonctionner sous la contrainte.
Les deux s’appuient sur l’organisation contractuelle, laquelle suppose remplies les conditions d’exercice des libertés , au plan économique, social et politique, les mécanismes de garanties de ces libertés et on n’a pas trouvé mieux, à ce jour, dans l’un et l’autre cas, que la séparation des pouvoirs et leur contrôle réciproque, et la délégation de pouvoir par voie élective.

Ce qui nous sépare, c’est qu’aussi bien en matière de démocratie, que de marché, nous nous empêtrons souvent, dans des approches restrictives, dans le principe, des approches d’exclusion.

L’inexistence du marché

 Il existe des « jardins secrets » de l’exécutif qui ne se prêtent pas au libre jeu démocratique : la défense des intérêts supérieurs de la nation, le pouvoir non contrôlé de traquer l’ennemi extérieur, ou civilisationnel, la non-reconnaissance des libertés aux minorités.
 Il existe des « jardins secrets « des intérêts d’une partie des acteurs du marché, par rapport à d’autres. Le droit des affaires ne touche pas à la propriété ; la propriété ne peut être anonyme, il existe des paradis fiscaux...
A contrario, la propriété ne peut être que collective, alors même que les mécanismes de délégation des individus au collectif sont biaisés, voire ignorés.

Comment, enfin, peut-on sérieusement envisager que l’élaboration de la négociation, et l’exécution du contrat librement consenti, puissent se réaliser à l’intérieur d’un ordre non démocratique. Qui garantit le respect des libertés d’autrui ? Le despotisme ? A partir de quoi ? de la contrainte ?
L’édifice ne peut que s’écrouler.

Evidemment, et c’est bien toute notre histoire, les transactions peuvent se réaliser de façon inégalitaire et sans nécessité de contrôle politique. Ce n’est pas pour autant l’existence du marché sans démocratie ; c’est l’inexistence du marché.


(1) Dans ce contexte, ils ont eu toutes les peines du monde à adopter des positions durablement satisfaisantes pour séparer, dans la pratique, ce qui relève de la morale et des convictions religieuses et qu’ils tiennent à maintenir hors des champs de la négociation et de l’application du droit commun, et ce qui relève de l’action profane. Le débat sur la question rebondit régulièrement, principalement en période d’exaspération des conflits, sans qu’une solution satisfaisante ne se soit encore imposée

Ghazi Hidouci