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Les contradictions du retour au marché - Pierre Metge

Publié par , le 13 mars 2007.





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Je vais partir d’une vision concrète et spécifique, je dirais même triplement concrète et spécifique, qui est celle d’un consultant en développement régional, travaillant régulièrement en Europe de l’Est depuis un peu plus de trois ans. Cette triple spécificité tient au fait que les pays de l’Est ne sont pas pour moi objet d’études ou de recherches, mais sont le contexte de ma pratique. Deuxième aspect de cette spécificité : mon travail m’a conduit en Pologne et surtout en République tchèque, et pas ailleurs ! Troisième aspect : mon travail m’a amené à avoir un point de vue local ou régional, et non « macro » ou global. Enfin, je dois préciser que mon intervention remplace celle de Jean-Yves Potel, et qu’elle a été décidée hier ! Je sollicite donc toute votre indulgence.

Je vais me faire violence et tenter de généraliser à partir de ces aspects très spécifiques. Je voudrais développer deux points : les contradictions du retour au marché, et les difficiles réponses, ou tentatives de réponses, aux blocages, aux risques sociaux et politiques qui naissent de ces contradictions. Je terminerai par quelques interrogations qui sont, je crois, au cœur de notre débat, et je donnerai de manière un peu lapidaire, ma réponse.

Si je vous parle de « retour au marché », c’est parce que, dans les sociétés que j’ai pratiquées, le marché a existé, de même que la démocratie. Il s’agit donc d’un retour, et il existe encore dans ces pays, des témoins de cette époque où marché et démocratie fonctionnaient à peu près comme chez nous.
Que peut-on mettre au crédit de ce retour au marché, et que peut-on mettre à son débit ? Je voudrais le cerner sous deux aspects concrets : les privatisations et l’ouverture extérieure. Je vais énumérer des thèmes plutôt que les développer.

Les privatisations, très avancées en République tchèque, en Hongrie, moins en Pologne, encore moins ailleurs, se développent à peu près partout d’un même mouvement. Elles se manifestent par des changements dans la propriété, dans lesquels il y a mélange de diverses formes de propriété : financières, industrielles et même populaire, puisque la volonté d’établir un capitalisme populaires est une réalité en République tchèque aujourd’hui. J’ajoute que l’Etat n’a pas, jusqu’à présent, abandonné certaines parts de propriété dans des secteurs de l’industrie lourde ou stratégique, par choix ou par nécessité, et il ne paraît pas compter le faire.

La privatisation apporte aussi un changement profond dans les alliances. Le système tchèque, par exemple, reposait profondément sur une alliance que l’on pourrait appeler « techno-bureaucratique », c’est-à-dire entre les technocraties d’entreprises et les bureaucraties d’Etat, qui étaient très fortement imbriquées et que l’on voit toujours à l’œuvre dans les société qui n’ont pas été privatisées. La privatisation est donc une félure ou une rupture dans cette alliance.
Naturellement, il y a un changement important dans la gestion, pas seulement des hommes, mais des modes de gestion, avec l’introduction de pratiques comptables, la réintroductions des lois sur la faillite, dont les implications sont évidentes.

Enfin, il ne faut pas oublier que la privatisation s’accompagne d’une modification profonde de la structure productive par l’éclatement des konzern et la fin des monopoles. Il en résulte, de façon incontestable, une place offerte à l’initiative et la création de petites entreprises, une prise de responsabilités plus grande dans les entreprises elles-mêmes - le parapluie de l’Etat n’est plus là ! -, une recherche de productivité et, pour le consommateur, un choix plus ouvert, et, parfois, tout simplement la fin de la pénurie, avec des prix naturellement plus élevés.
En ce qui concerne l’ouverture extérieure, elle se manifeste dans les pays que j’ai cités, à l’intérieur de deux cadres : la constitution progressive d’une zone de libre-échange centre-européenne avec la zone du traité de Vichigrad (?) entre la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie ; les accords d’association avec la Communauté européenne. Il en résulte une plus ou moins grande liberté de circulation des marchandises, une liberté de circulation des capitaux un peu plus grande, une liberté quasi-totale de mouvement des personnes, mais pas des travailleurs. On peut donc dire qu’aujourd’hui, il y a une liberté réelle de ces sociétés et de ces économies, même si elle varie avec les accords conclus et l’appartenance à un groupement économique.

Voilà ce que je mettrai au crédit de ces deux aspects que prend le retour au marché.

La crise du contrôle social

Au début de ces changements, je mettrai en premier lieu la disparition du système de « sécurité sociale » au sens large, ainsi que celle de la solidarité. La sécurité sociale était assurée, dans sa quasi-totalité, par les organes sociaux des entreprises. Ceux-ci, soumis aux impératifs du marché et d’une rentabilité propre, ont commencé par se défaire de ces services. La disparition de la solidarité, elle, tient à une autre raison : elle était le mode clandestin d’organisation de la société civile sous la dictature. La disparition de celle-ci a entraîné celle de la solidarité, dont l’éclatement de Solidarnosc en Pologne est la métaphore. Des groupes d’amis qui se voyaient trois fois par semaines pour tenir le coup en temps de dictature, se rencontrent difficilement deux fois par an aujourd’hui. Il n’y a plus désormais de système de solidarité, institutionnelle ou auto-organisée.

Il y a aussi toutes les déviations mises en évidence dans les médias : spéculation, corruption et introduction des pratiques mafieuses. La spéculation ne fait aucun doute : pour beaucoup, le marché, c’est la possibilité de s’enrichir très vite aux moindres frais. La corruption existe, mais dans les pays que je connais, elle me semble être contenue dans des limites acceptables. Quant aux pratiques mafieuses, on a trop tendance à extrapoler ce qui se passe, à ce qu’on dit, dans l’ex-CEI, et si elles existent dans les pays dont je parle, elles se limitent à des domaines marginaux de la vie économique.

Encore au débit, la dépendance, en terme de savoir-faire, d’assistance technique, en terme de propriété par la vente d’entreprises à des étrangers, dépendance pour certains pays par le biais de la dette. Là aussi, il faut tempérer les choses parce qu’on n’est pas parti d’une situation d’indépendance. On a toute raison de regretter de nouvelles dépendances, mais on est loin d’atteindre la situation de dépendance antérieure.
Résultant des points précédents, et générateurs de grands risques, il y a l’exclusion et son quasi-corollaire, le racisme.

Nous sommes dans une situation dans laquelle tous les anciens mécanismes de contrôle social, de régulation, ont été supprimés, et où les nouveaux n’ont pas été mis en place. Chacun commence, dans ces pays, y compris les chantres du capitalisme le plus effréné, à se rendre compte qu’il y a des risques de blocage et de dérapages sociaux et politiques. Des pratiques commencent à émerger, mais elles sont bloquées par des limitations d’ordre conceptuel. On s’aperçoit tout d’abord que le langage évolue beaucoup plus vite que la pensée, et que derrière des raisonnements libéraux se cache toujours une sorte de vision de l’économie et de l’évolution des sociétés où un « dieu » interviendra pour résoudre les, problèmes. Ce dieu était, avant l’Etat et le parti, aujourd’hui, pour beaucoup, c’est l’investisseur étranger. Il y a aussi le dogmatisme ou la naïveté tout à fait déconcertants des tenants de l’économie de marché. Je citerai seulement le cas de Klaus qui, ayant à donner son opinion sur la présence de plus en plus pressante de capitaux étrangers dans les médias, a déclaré que l’information était une marchandise comme une autre et qu’il n’y avait pas lieu d’y imposer la moindre régulation. Il a eu la même réaction en ce qui concerne la création d’agences privées de sécurité, en réalité de véritables polices privées.

Cela étant, ces pays sont en train de redécouvrir l’importance d’une mise en place du contrôle social. Beaucoup de gens réalisent que l’intérêt général ne résulte pas de la satisfaction des intérêts particuliers, qu’elle a une certaine autonomie ; il faut donc savoir qui est le garant de cet intérêt général. Pour le moment, c’est au niveau local que les solutions s’élaborent, pour des raisons de nécessité. Les collectivités sont en train d’apporter des réponses, avec des moyens très faibles, elles sortent de leur indépendance jalouse pour mettre en place des structures de type intercommunal. Le développement de ce processus risque d’être assez long, mais il est intéressant de constater son exsitence. L’Etat lui-même se rend compte qu’il y a des limitations à son désengagement et aux vertus du marché, même dans le cas le plus libéral de l’Etat tchèque. J’évoquais tout à l’heure la cas de la sécurité considérée comme une marchandise comme les autres : on a dû revenir sur cette position dogmatique lorsque des bavures un peu trop criantes se sont produites.
Enfin très brièvement, deux questions.

Premièrement, le changement devait-il être aussi rapide ? Deuxièmement, pouvait-il être pleinement maîtrisé ?
Je réponds « oui » à la première question, parce que je crois à l’impossibilité d’un processus gradualiste dans cette situation.
Et je réponds « non » à la deuxième question, parce que je crois inévitable le caractère chaotique d’une transition.
J’énumérerai simplement deux séries d’arguments. Les premiers, externes, qui sont les contraintes d’interdépendances, objectives ou imposées. Pour les arguments d’ordre interne, mentionnons les nécessités de modernisation de l’économie - mais elles ne justifient pas tout - l’obligation d’ouverture extérieure de la société - et pour les gens de ces pays c’est important - la redéfinition des alliances qui est essentielle, et enfin l’accélération du changement dans le mode de pensée.

Pierre Metge