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En Afrique, le mythe du marché foncier est d’abord une machine de guerre contre les pratiques foncières actuelles - Jean-François Tribillon

Publié par , le 13 mars 2007.





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Les experts insistent sur l’impérieuse nécessité d’instaurer dans les villes africaines de véritables marchés des terrains à bâtir sur lesquels les constructeurs viendraient s’approvisionner. Si on les suit dans leurs raisonnements, le marché fait apparaître clairement les valeurs et les prix, les qualités et les quantités... de telle sorte que n’importe quel candidat-constructeur puisse en payant le prix annoncé acquérir le terrain qui corresponde à son pouvoir d’achat.

L’idée d’un tel marché est alléchante. Elle semble logique et pertinente : le marché est l’organisation toute trouvée de confrontation des offres de biens et des demandes des mêmes biens, et le terrain à bâtir est un bien urbain essentiel.

Cette organisation d’un marché ne peut fonctionner, n’est bénéfique qu’à certaines conditions :
 les biens doivent être conformes aux normes d’habitat et d’urbanisme (dimensionnement des parcelles ; équipement et desserte ; constructibilité) ;
 les biens doivent être des biens c’est à dire des objets juridiquement appropriables en conformité avec le droit en particulier immobilier ;
 les prix doivent être connus de tous et les biens expertisables de telle sorte que l’on puisse asseoir des choix sur des prix et des caractéristiques (surface, localisation, desserte...) dits - les premiers comme les deuxièmes de « référence » ;
 des mécanismes de régulation empêchant des à coups spéculatifs trop violents ;
 des dispositifs d’incitation à la mise sur le marché de terrains répondant aux objectifs de la politique urbaine.

Même si le projet d’instauration d’un marché foncier particulier est révisable à la baisse (moins de conditions ou des conditions plus souples), il n’est pas besoin d’être grand clerc pour se rendre à l’évidence : c’est un projet infaisable en Afrique.

Alors la question est : pourquoi le marché foncier est-il si souvent présenté comme la solution ? Les experts qui font ces propositions sont-ils spécialement stupides ? Non bien sûr. La principale vertu du projet de développement d’un marché foncier est d’abord de servir d’instrument idéologique de lutte contre les pratiques actuelles, contre les désordres fonciers dont elles sont la manifestation.

Actuellement les villes de l’Afrique subsaharienne francophones sont organisées autour de trois (pour faire simple) filières foncières principales :
 la filière marchande,
 la filière administrative,
 la filière populaire.

La première quantitativement marginale (quelques pour-cent de l’ensemble des transactions) est effectivement l’embryon d’un marché digne de ce nom.
Les terrains vendus sont pourvus de titres de propriété, manipulés par des professionnels. Mais ils ne servent qu’à la construction de bureaux et de résidences, généralement aux abords des centres-villes anciens, dans des quartiers dont le sol a été juridiquement stabilisé.

La deuxième filière, plus importante (dix à quarante pour-cent) est actionnée par la puissance publique. Elle continue la tradition de l’Etat colonial (la colonisation fonde sa puissance sur les villes qu’elle fonde, si je puis dire) et de l’Etat grand architecte du développement national. L’Etat distribue là du sol équipé à des prix d’amis à ses amis, aux groupes sociaux qui forment sa base socio-politique ou qui l’appuie. Les classes moyennes que j’appellerais traditionnelles, de la vieille techno-bureaucratie ou de l’armée, y trouvent leur bonheur. Elles peuvent soit s’y approvisionner pour elles-mêmes soit y acheter pour revendre en encaissant la diférence entre le prix d’ami et le prix marchand.

La troisième filière dite populaire est dominante. C’est une ruche. Tout s’y achète et tout s’y vend, sans aucune certitude : les terrains ne sont dotés d’aucun statut légal, les prix flambent facilement, les contenances sont indéterminées... C’est pourtant là que les gens ordinaires viennent s’approvisionner en diminuant les risques. Et une bonne manière de les diminuer est de faire jouer les liens familiaux et culturels, ethniques comme on dit. Cet art du jeu social est la grande ressource des plus démunis.

On comprend que la création d’un marché foncier c’est d’abord l’anéantissement de la filière techno-bureaucratique puis la normalisation-moralisation de la filière populaire c’est à dire sa probable destruction. Sur ces ruines, à proximité de la première filière, on veut reconstruire un marché digne de ce nom, loin de l’Etat, indifférent aux liens sociaux, unitaire, moral, avec, à la veille des grandes fêtes, de grandes ventes promotionnelles à destination des pauvres. Et même si la création d’un tel marché n’est pas faisable, son annonce a pour effet certain de déstabiliser et de culpabiliser.

Jean-François Tribillon
(Septembre 1993)