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Le néo-libéralisme et son impasse - Pierre Bauby

Publié par , le 14 mars 2007.





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Depuis la "révolution conservatrice américaine" [Sorman, 1983] et l’offensive néo-libérale, dont les effets ont été accentués avec l’écroulement du "socialisme réel" des pays de l’Est, il est devenu quasi honteux de défendre et de promouvoir une action publique volontaire. La nouvelle orthodoxie prétend cantonner le rôle de l’État moderne, et plus généralement de toute instance publique, à celui d’« État minimal » et exalte les vertus d’un marché-roi idéalisé. Nombreux sont ceux qui ont intériorisé le syndrome de l’« État-modeste » [Crozier, 1987].
Cependant on ne peut se contenter d’une critique globale du néo-libéralisme, car le succès de ses thèses vient de ce qu’elles mettent l’accent sur de réels problèmes. Dans notre pays le vent libéral et les excès de l’« étatisme à la fran-çaise » s’auto-aliment et le néo-libéralisme n’est fort que de la faiblesse de ceux qui s’y opposent, il occupe le vide lais-sé par les échecs et les impasses de ceux qui ont survalorisé l’État comme instrument du changement social. Dans cha-cun des arguments présentés par les thèses libérales il y a une part de vrai, et c’est le fait de refuser d’apporter des ré-ponses qui permet de présenter le libéralisme comme une alternative globale. Il faut donc accomplir deux tâches à la fois :

 une critique globale du néo-libéralisme dans toute sa complexité,
 une correction des excès de l’étatisme.

Ainsi il faut arrêter de considérer que l’action publique est vertueuse par nature et si l’on prend par exemple le cas de la régulation des grandes entreprises publiques, on peut dire que ce n’est pas un modèle à suivre. En effet la tradition française est celle de la "régulation entre-soi" : des ingénieurs polytechniciens des mines ou des ponts qui s’auto-régulent, les uns dans les ministères, les autres dans les entreprises publiques. Dans ces conditions les libéraux ont beau jeu de dénoncer la capture du régulateur par l’opérateur car la dissymétrie d’information entre l’un et l’autre est profonde. Dès lors comment être contre l’invitation de l’Europe de dissocier les fonctions de régulateur et d’opérateur.
Est-ce pour autant que les libéraux apportent les bonnes réponses ? Il faut examiner leurs critiques, voir en quoi elles sont justifiées, montrer en quoi leurs réponses aboutissent à une impasse et réfléchir à une refondation de l’action publique.
Trois grandes questions peuvent être examinées :

I- Intérêts individuels et intérêt collectif

Pour les libéraux et encore plus pour les néo-libéraux l’intérêt collectif se résume à la somme des intérêts individuels. Dès lors à partir du moment où les individus respectent les règles de la Justice (ne pas tuer, ne pas voler…), par la recherche de leurs intérêts égoïstes ils concourent à promouvoir l’intérêt de la société.

Cette vision repose sur une conception irréaliste d’un marché de concurrence pure et parfaite où tous les acteurs sont égaux. Or tous les acteurs n’ont de cesse de contourner les règles de la concurrence pour établir des zones de monopole et ainsi disposer d’une rente. De plus, la généralité de l’individu évaluateur et maximiseur semble relever d’une nature humaine immuable, quel que soient le temps, le lieu, les conditions concrètes et élimine les sources de conflit sociétal, comme toute forme de mobilisation collective. Comme l’ont montré différents auteurs, l’égoïsme intégral n’est pas la seule expression possible de la rationalité individuelle.

Mais, d’autre part, la tradition française de l’intérêt général centralisé, défini par en haut, s’identifiant à l’intérêt national et se réduisant à sa dimension économique est à réexaminer. Il faut reconstruire un "système d’intérêts généraux" à tous les niveaux. Il nous faut réfléchir au processus d’élaboration de l’intérêt général et au fait qu’il n’est pas la somme des intérêts particuliers mais les dépasse sans pour autant les dominer. Il faut établir un rapport dialectique entre eux, à tous les niveaux - et non plus un rapport d’extériorité et de domination.

II- Connaissance de la réalité

D’une manière générale les libéraux et plus particulièrement Hayek, refusent toute fonction d’arbitrage, d’orientation de fixation d’objectifs, etc. au pouvoir politique, car celui-ci serait intrinsèquement incapable de connaître d’une part la réalité, d’autre part ce qui est bon pour la société, alors que la société se connaît mieux elle-même par le jeu du marché. Certes, bon nombre de promoteurs de l’intervention publique ont prêté le flanc à cette critique en se prétendant les détenteurs d’un savoir "scientifique" sur le social et la société, au nom duquel ils prétendaient définir le bien, l’ériger en lois et l’imposer à une société jugée souvent encore "infantile" ou du moins aliénée.

Mais, si tout n’est pas possible et si les conséquences des interventions humaines ne sont pas toutes prévisibles, il ne s’en suit pas que les hommes doivent démissionner de leurs responsabilités pour orienter la société vers un "meilleur". Le débat sur les objectifs et les moyens d’orienter la vie de la société relève du politique. Bien loin de n’être, comme l’avancent en particulier les thèses du Public Choice, qu’un marché (même s’il l’est aussi), le politique est l’instance où les hommes dépassent leurs intérêts individuels ou particuliers pour se poser la question de l’intérêt général du groupe ou de la société auquel ils appartiennent, de la solidarité et du long terme, pour contribuer à sa définition et à sa mise en œuvre. Comme beaucoup de philosophes l’ont montré depuis les Grecs, le politique est alors le sommet de la liberté.

III Action publique et libertés

L’argument majeur du système de pensée néo-libéral identifie libéralisme et libertés. Hayek prétend lever au maxi-mum les contraintes qui portent sur la liberté des hommes et qui les soumettent au pouvoir d’autres hommes, pour accroître l’étendue de la sphère privée où l’homme, et lui seul, est maître de ses choix. Mais, même s’il met l’accent sur les menaces que font peser les pouvoirs publics sur les libertés individuelles ou collectives, Hayek ne définit la liberté que de manière négative, comme absence de contrainte. Ainsi, l’homme est conçu comme une menace qui vient restreindre la sphère privée des autres, leur liberté, comme un concurrent, un ennemi, un adversaire, mais en aucun cas il est appréhendé comme un partenaire, un concitoyen avec tous ces liens complexes qui forme son interdépendance par rapport à autrui. Le néo-libéralisme méconnaît d’autres dimensions de la liberté, comme le lien volontaire avec d’autres hommes ou la coopération, qui font passer la liberté du groupe avant la liberté de chacun.

Ces éléments critiques des conceptions néo-libérales fournissent les bases d’une rénovation de la conception et de la pratique de l’action publique, à condition de rompre, dans le même mouvement, avec l’« étatisme à la française ».

La place et le rôle essentiels confiés à l’État en France ont jeté les bases d’une survalorisation et d’une instrumentalisation de l’État, qui ont fini par provoquer des pertes croissantes d’efficacité et susciter des rejets croissants. Dans la culture politique française dominante, l’étatisation était considérée comme une condition nécessaire de l’égalité ; l’État était conçu comme l’instance qui protège, qui règle tout, auquel on fait appel pour résoudre toutes les difficultés.

Toutefois, l’État n’est pas un instrument placé au-dessus de la société, manipulable à satiété, mais le lieu où convergent les pressions sociales, où s’institutionnalisent et se régulent les différentes contradictions de la société. Il est en interactions étroites et multiples avec l’ensemble du corps social, produit des rapports de forces qui s’y exercent, en même temps qu’il est perméable à ceux-ci.

La perspective est de recaler le système politique par rapport à la réalité sociale ; de procéder aux transformations institutionnelles indispensables pour répondre à la crise manifeste de la participation et de la représentation politiques ; d’articuler les différents niveaux - de la commune ou du "pays" à l’Europe, en passant par la Région et l’État - de reconnaissance, d’agrégation et d’arbitrage de la vie sociale ; de préciser le contenu de l’État de droit, comme reconnaissance de "valeurs universelles", références pour la régulation de la société.
Rompre avec l’« étatisme à la française » implique de régénérer la société civile, de reconstruire des représentations collectives, de multiplier les corps intermédiaires et les contre-pouvoirs, de promouvoir des espaces publics de délibération. Aussi paradoxale que cela puisse paraître, la véritable clé de la réforme de l’État et de l’action publique réside dans la société civile. Il faut donc apporter de réponses à toute une série d’éléments devenus incontournables :

 comme toute forme de pouvoir, une instance publique, quelle qu’elle soit, tend à aller jusqu’au bout de son pouvoir et à en abuser pour exercer domination et aliénation sur le groupe auquel elle correspond.
 la prolifération législative (8000 lois sont aujourd’hui en application) et réglementaire (plus de 1 100 pages du Journal officiel en 1995 contre 418 en 1960) est à la fois inefficace et paralysante. L’excroissance de la bureaucratie peut déresponsabiliser, brimer l’initiative individuelle et transformer les citoyens en assistés.
 l’action publique subit les pressions qui s’exercent sur les instances publiques à tous les niveaux, elle a une faible réactivité par rapport aux événements imprévus et de multiples dysfonctionnements qui aboutissent à des effets pervers ; autant d’éléments qui engendrent des phénomènes de contournement ou d’évitement, si ce n’est de fraude ou de corruption.
 Les hommes politiques sont motivés par leur réélection et donc favorisent une vision de court terme, alors que les fonctionnaires ont tendance à abuser de leur position de monopole, à se couper de la réalité, à considérer que l’argent public n’a pas de coût.
 Du fait du déséquilibre structurel d’informations entre d’une part les dirigeants des entreprises et d’autre part la puissance publique chargée d’en assurer l’orientation et le contrôle, l’action économique et industrielle de l’État peut s’accompagner de tutelles tatillonnes et de confiscations, de gaspillages et de surinvestissements, d’accaparement de rentes par l’entreprise et/ou ses employés, de sureffectifs, de corporatismes et de conservatismes, le tout au détriment des usagers, des consommateurs, des citoyens et de la société.
 L’action publique de redistribution des revenus n’est pas exempte de conséquences négatives en termes d’efficacité économique ; par exemple si des taux d’imposition trop élevés provoquent des désincitations à l’activité ou des effets pervers comme l’évasion fiscale ou la sous-déclaration des revenus.
 l’action publique doit profondément évoluer lorsque se développent d’un côté l’intégration européenne, l’internationalisation des économies et des sociétés, de l’autre la reterritorialisation et le recentrage sur le microsocial ; aussi lorsque les mutations technologiques viennent percoler le partage entre ce qui relève du monopole naturel et ce qui relève de la concurrence.
D’autres solutions existent que celles proposées par les néo-libéraux, elles relèvent toutes de procédures démocratiques, de l’intervention et du contrôle sociaux, ou plus exactement sociétaux.

LISTE DES THEMES DEBATTUS

1) La remise en cause des formes traditionnelles de l’État
L’essentiel aujourd’hui, c’est l’existence de constructions publiques qui n’ont pas la forme étatique traditionnelle mais se situent dans des espaces différents que la nation : collectivités locales, Europe, organismes internationaux

2) La spécificité de l’État français
Elle se trouve dans la conjonction de quatre phénomènes :
 la présidentialisation du système politico-administratif, à tous les niveaux (État, Régions, Départements, Communes), de même au niveau des associations, les présidents ont la possibilité d’accaparer tous les pouvoirs,
 la reproduction du système par le rôle des grandes écoles qui confisquent le pouvoir,
 la dictature de l’économisme,
 la faiblesse des contre-pouvoirs, considérés comme obstacles à l’exercice du pouvoir.

3) La mondialisation
Il est impossible de comprendre la nature des services publics (ou collectifs) sans envisager la dimension internationale. La genèse de l’État est incompréhensible sans vison mondiale.
Il faut considérer les services publics sous l’angle à la fois intérieur et sous l’angle extérieur :
 du point de vue intérieur les services publics assurent une certaine cohésion sociale, l’État assume les fonctions régaliennes (discours libéral) ou est le reflet des classes dominantes (discours marxiste). Dans tous les cas, l’extérieur n’est pas véritablement pris en compte, l’illustration la plus parfaite étant la comptabilité nationale où le monde extérieur apparaît à travers un poste "reste du monde" sorte de parenthèse enregistrant les relations entre les agents nationaux et l’international.
 le point de vue mondial est radicalement différent dans sa démarche, sa conception du temps et de l’espace. Par exemple, les Nations dans leurs frontières, c’est la vision du monde du point de vue de l’État ; mais la réalité ce sont les courants, les flux. Ainsi, la France et les USA s’interpénètrent par leurs échanges - ne serait-ce que par les investissements, par les flux de toutes natures. Résultat : des ensembles flous, des zones, des coalitions et non des blocs bien définis.
La fonction majeure de l’État, c’est sa fonction internationale : la gestion de la souveraineté vis-à-vis de l’ensemble du monde, des autres souverainetés. Ce qui compte, c’est la fonction extérieure de l’État : tous les raisonnements doivent être remaniés en fonction de cette perspective. L’État se construit d’abord pour gérer la souveraineté dans la relation extérieure : c’est un objectif de puissance publique. Chaque nation en formation gère la constitution de l’État non en fonction d’idéologies ou de considérations normatives mais de sa position singulière dans le système, le réseau mondial. Les fonctions intérieures de l’État ne peuvent être comprises qu’à la lumière de la prévalence des relations extérieures.
Le libéralisme dans sa forme externe, le libre-échangisme, est l’arme de la nation dominante, 1846 pour l’Angleterre, 1944 pour les États-Unis. Seul le pays leader est en posture d’accroître sa domination par le libre échange, moins les barrières existent et plus il l’emporte, et ce, non par la répression, mais par consentement, reconnaissance de son leadership, captage de l’énergie des forces subordonnées.

4) Principes et modalités d’action
L’État se définit aussi en termes de principes et de modalités d’action. Le débat étatisme-néolibéralisme suppose de s’interroger sur le rôle des outils, à la fois en termes de principes d’action préétablis, mais de aussi de contraintes au changement. L’un des arguments forts des libéraux est que l’empirisme valide leur théorie : leurs outils sont efficaces.
Le problème est que les modalités d’action contraignent les politiques ; changer le système idéologique ne suffit pas à changer l’action de l’État, il faut aussi s’interroger sur les outils de gestion publique.

5) Les succès de l’« étatisme à la française »
Il ne faut pas oublier certaines réalisations de l’État français qui sont de vrais succès techniques et des modèles de bonne gestion, à l’inverse le tunnel sous la Manche montre à quelles aberrations peuvent mener une idéologie ultra-libérale. De même la privatisation qui est recherche de rentabilité à court terme, à tout prix, conduit à remettre en cause le CNET qui est un des meilleurs laboratoires du monde dans le domaine des télécommunications.

6) Mondialisation et solidarité
La mondialisation oblige à repenser le cadre des outils d’une gestion efficace tout en réinventant une production collective de solidarité. C’est un véritable défi.

7) L’individualisme
L’un des points d’appui de la pénétration de l’idéologie libérale est qu’elle s’appuie sur la liberté de l’individu et qu’elle rencontre par là une tendance forte des pratiques en œuvre dans la société : à savoir l’égoïsme individualiste. De ce point de vue on constate la transformation du citoyen en client et l’un des aspects de la crise de la citoyenneté c’est le développement du clientélisme.

8) L’Europe
La construction démocratique de l’Europe suppose d’autres formes d’organisation impliquant différents niveaux territoriaux. Cette évolution suppose le respects des droits de l’Homme et le principe de subsidiarité.

9) La nature de l’État
Historiquement, le ressort de la construction de l’État, c’est la pacification des rapports sociaux internes. Certes, el-le ne s’explique que dans le champ des échanges avec d’autres États. Il faut donc, pour l’analyse, tenir les deux bouts.

Intervention de Pierre BAUBY, RSP, CELSIG