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La décentralisation en Afrique sub-saharienne : rappels historiques et contexte actuel

Publié par , le 15 mars 2007.





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Décentralisation et gouvernance

Si la décentralisation se présente aujourd’hui comme une évidence généralisée dans la plupart des régions du globe, le terme recouvre des réalités politiques, administratives et juridiques multiples, qui façonnent des appareils d’action publique, des systèmes territoriaux et des configurations démocratiques très diverses.
L’écueil terminologique principal appelle la différenciation des notions de délégation, de déconcentration et de décentralisation (devolution en anglais).
Alors que l’Etat central conserve autorité, tutelle et responsabilité dans les deux premiers cas, seule la décentralisation conduit à l’émergence d’entités administratives (compétences) et politiques (élection locale) autonomes jouissant d’une identité juridique indépendante et de la liberté d’administration des affaires locales, le champ des affaires locales et les modalités de cette libre administration étant définis de façon très précise par le législateur.

Modernisation de l’Etat

Ce n’est que depuis quelques dizaines d’années qu’on assiste à une revalorisation du local dans les manières de concevoir l’organisation politique des sociétés.
La période moderne est caractérisée par la recherche occidentale de modalités de construction de sociétés politiques reposant sur l’identification nationale incarnée dans l’institutionnalisation étatique. Ces sociétés s’affranchiraient des particularismes ethno-identitaires et des historicités locales.
Deux facteurs d’évolution vont affaiblir cette évidence. Dans le contexte de mondialisation, qui affecte toutes les grandes régions du monde après la seconde guerre mondiale, les Etats ne sont pas en mesure d’assurer, dans le système international, une défense de leurs intérêts économiques. Les différenciations sociales se creusent progressivement et rendent plus criante la sous-estimation des libertés et de la démocratie dans les politiques de développement et dans l’évolution des sociétés.
Le local redevient l’échelon relationnel pertinent vis-à-vis du dehors sans pour autant que nous assistions à un retour en arrière « localiste » de repli sur des communautés fermées et uniformes : au contraire le local redonnerait les repères perdus dans la mondialisation tout en permettant de s’y connecter de façon directe et sans intermédiation étatique.

Mais la décentralisation n’intervient pas dans une simple perspective de démembrement d’Etats qui seraient devenus obsolètes et inefficaces. Sa mise en œuvre entérine ces transformations sociales profondes tout en cherchant « à refonder l’Etat, [à] inventer un contrat social, ou un “ contrat territorial ”, […] en partant des lieux où les populations restaurent des initiatives avec lesquelles l’Etat doit négocier » .
Les soubassements et les contours de l’Etat à reconstruire (instrumental, régulateur/correcteur, planificateur ?...) diffèrent bien sur selon les trajectoires historiques, les contextes et les projets politiques et les acteurs, mais il faut noter le consensus régnant quant à la nécessité de consolider des structures étatiques, y compris de la part des acteurs les plus enclins à circonscrire et encadrer ses prérogatives et ses modes d’intervention.
Il s’agit donc bien de repenser l’action publique dans son ensemble, y compris les interactions, les complémentarités ou les conflits articulant toutes les échelles de décision politique.

Démocratie et légitimité

La décentralisation s’inscrit ainsi dans un processus plus large de reformulation de l’idée démocratique. Ce n’est pas une affaire nouvelle. Rappelons ce qu’en disait A. de Tocqueville, il y a déjà un siècle et demi : « La décentralisation n’a pas seulement une valeur administrative ; elle a une portée civique puisqu’elle multiplie les occasions pour les citoyens de s’intéresser aux affaires publiques ; elle les accoutume à user de la liberté. »
Elle correspond à une très forte revendication de démocratie de proximité et de participation. L’institution de collectivités territoriales dont les organes chargés de la gestion des affaires sont élus au suffrage universel doit être symbolique de cette nouvelle organisation démocratique. Une nouvelle citoyenneté plus active et engagée doit émerger.

En permettant l’implication des populations dans la gestion des affaires publiques, la création de pouvoirs locaux représentatifs doit également renforcer la qualité de la gestion opérée par ces derniers. Plus étroitement contrôlés par les citoyens, contraints de présenter des résultats tangibles en matière de développement local, les gouvernements locaux doivent témoigner d’une responsabilité et d’une écoute accrues.
La légitimité des décisions publiques, qui ne sont plus imposées mais qui sont sensées correspondre aux attentes des populations, s’en trouve renforcée, non seulement au niveau local mais au-delà à toutes les échelles de l’action publique.
Cette dimension électorale de la décentralisation doit contribuer de façon décisive à la réorganisation de [ce qu’il est désormais convenu d’appeler] la « gouvernance locale », en introduisant une sorte de relation contractuelle relativisant les rapports de force et les logiques d’intérêt.

Réorganiser l’action publique au service du développement local

La décentralisation se présente également comme une technologie d’administration particulièrement efficace en ceci qu’elle rapproche les lieux de décision des problèmes économiques et sociaux que ces décisions sont censées résoudre. Parce qu’elle redessine les équilibres territoriaux de façon plus cohérente, au plus près des réalités socio-spatiales et des acteurs de terrain, elle est un moyen d’engager le développement sur une base locale et non plus exclusivement centralisée ; le développement local relève non seulement de l’économie et de l’aménagement du territoire local, mais également de la fourniture de services de base aux populations (eau, assainissement, traitement des déchets, transports publics, énergie, éducation et santé primaires, infrastructures culturelles...).
Parce que l’organisation du développement appelle un certain nombre d’opérations administratives et techniques préparatoires et de suivi, les collectivités territoriales qui en ont la charge assurent la définition et la coordination de la mise en œuvre des politiques publiques à partir des compétences et des moyens qui leur sont dévolues par les lois de décentralisation.

Cette composante instrumentale de la décentralisation, entendue comme technique particulière d’organisation de l’action publique, met en lumière plusieurs aspects critiques quant aux capacités effectives des collectivités territoriales à assumer cette fonction de service public :
 La collectivité doit avoir les compétences requises : le transfert des compétences de l’Etat ou des autorités déconcentrées aux collectivités territoriales doit non seulement être prévu par les textes de loi mais également être effectif, c’est-à-dire précisément défini en matière de périmètres et de procédures. La multiplication des échelles de décision et d’administration tend trop souvent à amputer de facto la capacité d’action des collectivités locales, plus ou moins clairement contraintes d’appliquer les orientations définies dans les ministères centraux ou leurs organes déconcentrés.

 La collectivité doit avoir les moyens : les moyens financiers nécessaires au développement local relèvent de deux canaux principaux : les transferts de l’Etat et la mobilisation fiscale locale. Si la nature et les modalités des transferts de l’Etat peuvent être clairement établis sur le papier, leur effectivité n’est pas la règle générale, l’Etat tendant, comme c’est le cas dans plusieurs pays de l’UE, à se décharger d’un certain nombre de responsabilités coûteuses sans garantir le transfert des dispositifs de financement ou des fonds eux-mêmes. Concernant la fiscalité, définie à l’échelle de l’Etat, elle laisse généralement peu de marge d’adaptation aux collectivités locales si ce n’est celui de la fixation des taux ; son produit est en outre extrêmement variable d’une commune à l’autre, et les communes rurales en particulier souffrent d’un déficit de moyens chroniques pour assumer les responsabilités politiques qui leur sont dévolues ;

 La capacité de planification, de gestion, d’animation… appelle des compétences nombreuses et multiformes, qui relèvent autant d’outils et de méthodes techniques que de la formation citoyenne et politique car la vision de l’intérêt et du service publics diffère de la simple gestion collective et ne surgit pas miraculeusement des urnes. Il s’agit pour une équipe municipale non seulement de mettre en œuvre, mais surtout de stimuler, d’arbitrer, de réguler… le débat local, les dynamiques de proximité et les divergences d’intérêt.

La décentralisation est un processus multidimensionnel, qui s’inscrit dans des temporalités et des spatialités multiples selon les trajectoires et les rythmes sociopolitiques. Dans tous les cas il importe de garder à l’esprit l’imbrication permanente de ces trois niveaux théoriques d’analyse ; si, en Afrique, les partenaires de coopération privilégient souvent l’amélioration de la gouvernance et l’économie des coûts de transaction, la profondeur des transformations sociales et politiques et la longueur des processus d’intériorisation et d’hybridation appelées par les réformes de décentralisation sont souvent insuffisamment prises en compte dans le cadre des programmes qu’ils développent.

La situation du mouvement de décentralisation en Afrique

En Afrique comme ailleurs, la décentralisation s’inscrit de façon substantielle dans la trajectoire de l’Etat et la problématique nationale.
Elle intervient, pour sa phase récente (fin des années 80-début des années 90) dans un contexte de décrédibilisation de la forme « institutionnelle-occidentale » des Etats, confrontée à la vigueur des relations d’allégeances sociales, rémanentes en Afrique comme ailleurs, et aux échecs des ambitions développementistes puis des politiques d’ajustement structurel.

Depuis la fin des années 80, la décentralisation est devenue une priorité politique affichée par de nombreux Etats du Sud, en Afrique mais aussi en Asie et en Amérique latine. Dans le contexte global de revalorisation du local et de redéfinition de l’Etat, la crise économique et financière et la pression des bailleurs ont poussé les gouvernements centraux à adhérer à cette nouvelle forme d’organisation de l’action publique.
Cette évolution contribue à structurer des formes d’organisation du pouvoir et de répartition des ressources qui répondent aux stratégies des acteurs politiques, économiques ou sociaux africains.
Ainsi les revendications démocratiques et l’organisation de grandes conférences nationales au début des années 90 au Bénin, au Burkina Faso, au Mali ou encore au Congo ont trouvé un débouché dans des constitutions instituant le principe de libre administration locale.
Des anthropologues ont également montré que la création de nouvelles opportunités politiques à l’échelon local a permis la régulation des concurrences entre élites et que la révision à la baisse des Etats, liée à l’ajustement structurel, avait rendu plus difficile les perspectives d’insertions dans la machinerie politique centrale.
Dans certains cas, la décentralisation a aussi été une des modalités de sortie de conflits régionaux et de guerres civiles par la création de nouvelles possibilités de participation politiques à différents niveaux dans l’administration du pays. Enfin elle constitue une façon de rééquilibrer des dynamiques territoriales survalorisant les métropoles et les grandes villes au détriment d’immenses zones rurales sous-exploitées et sous-administrées.

La diversité des politiques de décentralisation trouve, en grande partie, son origine dans l’histoire. L’héritage colonial est perçu comme marquant dans la culture politique et surtout dans la culture juridique et administrative et il est coutume de différencier une approche plus anglo-saxonne impliquant l’ensemble des acteurs locaux dans la décentralisation (autorités traditionnelles, groupements de base, associations locales…) et une conception latine, très inspirée par l’expérience française, qui privilégie l’institutionnalisation de pouvoirs locaux sur la base d’une double légitimité élective et administrative.
La réalité est, bien entendu, plus complexe et la création de pouvoirs locaux procède d’une sédimentation imbriquée des héritages des modèles de gestion coloniale et de processus de création, de contournement ou de subversion proprement africains ; l’histoire des pouvoirs locaux en Afrique est le « produit d’une accumulation d’institutions, crées à des époques diverses, les nouvelles formes de pouvoir politique ou de légitimité n’éliminant pas les précédentes, mais s’y ajoutant en les réorganisant » .

Dans tous les cas on assiste aujourd’hui à un mouvement d’uniformisation quant aux formes institutionnelles et administratives de la décentralisation africaine, qui tient partiellement à l’influence exercée par les bailleurs de fonds internationaux dans la définition des réformes du système d’action publique. Un consensus paraît se dégager autour d’une répartition plus équilibrée des compétences centrales et locales et d’une meilleure articulation des dynamiques de développement à toutes les échelles de décision.
A l’exception des Etats profondément déchirés par un conflit ou en phase de sortie de crise, et dans lesquels les processus sont en stand by voire en repli (République démocratique di Congo, Liberia, République centrafricaine…) l’ensemble de l’Afrique s’est aujourd’hui durablement engagé sur la voie de la décentralisation.
La plupart des pays présentent au moins un niveau de décentralisation politique effectif dont l’équipe de gestion est élue localement, au moins sur une partie du territoire national quand la communalisation n’est pas achevée.
Mais si la démocratie représentative s’installe progressivement (Niger en 2004, Guinée en 2005, Burkina Faso prévu en 2006) au niveau local, les autres paliers administratifs définis (départements, régions notamment) par les lois de décentralisation sont souvent inactifs.

Une étude publiée par la Banque mondiale en 2003 et évaluant l’approfondissement du processus de décentralisation en Afrique du point des trois dimensions politique, administrative et fiscale montrait que, si le niveau de décentralisation politique était élevé ou au dessus de la moyenne dans plus de la moitié des 30 pays étudiés, la décentralisation administrative était moins avancée et la décentralisation fiscale extrêmement faible sur l’ensemble du continent, l’Afrique du Sud, l’Ouganda, le Kenya, le Ghana et le Nigeria présentant les performances les plus élevées après agglutination des 3 indicateurs.
Les pays d’Afrique francophone et lusophone présentaient quant à eux, au regard de la méthodologie retenue, les résultats les moins satisfaisants.
Les situations se traduisent par une très grande diversité dans les dispositifs institutionnels et légaux, l’empilement différentiel des échelles administratives privilégiées, les systèmes de gouvernement local, le niveau d’autonomie politique et administrative à l’égard des autorités centrales, la nature et l’effectivité des compétences et des moyens transférés… Les statuts spécifiques dont jouissent souvent les métropoles et les grandes villes demeurent et il n’est toujours pas rare que les autorités élues soient assorties d’un secrétariat général nommé par l’Etat.

Reste que, par delà la diversité et l’originalité des trajectoires et des formules, les municipalités africaines nées de la dernière vague de décentralisation partagent un certain nombre de préoccupations et de difficultés sur lesquels nous reviendrons plus loin, en particulier :

 La tentation de contrôle étatique demeure, les leaders politiques envisageant souvent simultanément la décentralisation comme une opportunité et comme une menace : le contexte de grande précarité économique, la crainte de la concurrence entre élites et de l’autonomisation progressive de pouvoirs locaux oppositionnels font de la décentralisation une dynamique contradictoire et tâtonnante ;

 Le caractère ineffectif des transferts de compétences : la maîtrise domaniale et foncière reste encore largement contrôlée par les Etats, qui peinent à céder une compétence aussi cruciale sur le plan politique et économique ; les procédures de marchés publics restent extrêmement centralisées, ce qui augmente les coûts de gestion locaux, affaiblit la consolidation d’une maîtrise d’ouvrage locale nécessaire à la conduite du développement local et de plus pénalise les entrepreneurs locaux, donc les économies et les emplois locaux ;

 Une articulation déficiente les dynamiques locales et l’encadrement central, la déconcentration des services de l’Etat progressant plutôt lentement et de façon décalée par rapport aux besoins réels des communes (incapacité à concilier les encouragements à la planification « horizontale » des communes et celle « verticale » des ministères sectoriels ;

 La grande fragilité des finances locales et les faibles capacités à assurer le rôle attendu d’orchestrateur de la lutte contre la pauvreté et du développement local ;

 L’absence de moyens réels pour organiser et financer les processus, nécessairement de longue durée, d’intégration et de concertation sociales à l’échelle locale.