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Benjamin Dessus : L’intérêt bien compris d’un lobby industriel

Publié par , le 19 mars 2007.





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TRIBUNE DE BENJAMIN DESSUS

Membre de la Commission française du développement durable et coauteur, en 2000, d’un rapport au Premier ministre sur la filière nucléaire, Benjamin Dessus examine les justifications officielles que donne le gouvernement pour envisager la reprise d’un programme nucléaire en France. Aucune ne tient.

« L’intérêt bien compris d’un lobby industriel »

Depuis quelques semaines, la presse se fait l’écho d’une volonté du gouvernement Raffarin d’avancer au dernier trimestre de cette année le débat parlementaire sur l’énergie qu’il avait initialement prévu en 2003. A cela, une bonne raison aux yeux de madame Fontaine, ministre déléguée de l’Industrie : la société finlandaise TVO lancerait au printemps prochain un appel d’offre international pour une nouvelle centrale nucléaire. D’où une pression considérable de la part d ’Areva pour ressortir de ses cartons le réacteur EPR (European Pressurized Water Reactor), et tenter de profiter de cette occasion d’exportation pour emporter la décision de construction d’une tête de série en France dans les plus brefs délais, de façon à se placer dans les meilleures conditions sur le marché finlandais. Bien entendu, derrière cet argument, il y a la volonté de l’ensemble du lobby nucléaire français d’une relance rapide en France même d’un programme nucléaire dans un contexte gouvernemental très favorable.

Est-ce raisonnable ? Quand on analyse ta situation électrique française et ses perspectives d’évolution dans les trente ou quarante ans, comme nous l’avons fait il y a deux ans, avec le rapport "Étude économique prospective de la filière électrique nucléaire" ( Rapport au premier ministre, Jean-Michel Charpin, Commissaire au Plan, Benjamin Dessus, directeur du programme Ecodev au CNRS, René Pellat,Haut-commissaire au CEA, La Documentation Française, septembre 2000) , on constate que le besoin de nouveaux équipements électriques, qu’ils soient nucléaires ou non, ne se fera sentir qu’en 2025 si la consommation électrique française continue à déraper, ou en 2035 si des efforts de maîtrise de la demande d’électricité sont entrepris. Par conséquent, compte tenu du temps nécessaire entre la décision de construction et la mise en service d’une centrale nucléaire (environ sept à huit ans), ce n’est certainement pas avant 2015 ou 2020 qu’il serait nécessaire de prendre une décision. À moins évidemment que le parc actuel de centrales nucléaires, victime de défauts graves et inattendus, ne soit fermé prématurément (ce qui poserait la question de la fiabilité de la filière nucléaire dans son ensemble et donc de l’EPR lui-même) !

Pourquoi donc anticiper de quinze à vingt ans une décision aussi lourde de conséquences ? L’EPR peut-il être considéré comme la meilleure et la seule solution nucléaire à cet horizon ? Et d’abord de quoi s’agit-il ? L’EPR est un réacteur qui se situe dans la continuité des réacteurs à eau pressurisés français REP, construits par Framatome et exploités par EDF. D’une puissance de 1 500 mégawatts (au lieu de I 300 pour les derniers REP), il est présenté comme "évolutionnaire" Les améliorations attendues sur le plan de la sûreté et du fonctionnement du réacteur tiennent principalement à la prise en compte d’une possible fusion du coeur et donc à la mise en place de dispositifs pour en réduire les conséquences (renforcement de l’enceinte de confinement, etc.). Il est conçu pour avoir une durée de vie technique de soixante ans (contre quarante à quarante-cinq ans pour les REP actuels), des cycles de dix-huit mois à deux ans entre chaque recharge de combustible (au lieu de douze à dix-huit mois actuellement) et être démantelé plus facilement que ses prédécesseurs. Il brûlerait de l’ oxyde d’uranium enrichi à 4,9 %, c’est-à-dire légèrement plus que le combustible UO2 actuel (3,7 à 4,2%) et peut aussi utiliser une proportion plus importante de combustibles MOX, oxyde mixte d’uranium et de plutonium. Pas de révolution donc, simplement un nouveau palier dans la technologie "classique".

Quels seraient les avantages de ce réacteur par rapport aux REP actuels ?

 Des avantages de sûreté ou de sécurité, puisqu’on admet la possibilité de fusion du coeur, mais rien de nouveau pour les risques liés aux erreurs ou aux agressions (la chute d’un Jumbo jet n’est toujours pas prise en compte dans les calculs...).

 Un avantage économique ? C’est beaucoup moins sûr. Les promoteurs de la filière et le ministère de l’Industrie affichent des coûts prospectifs du kWh inférieurs de 10 % environ à celui des REP existants. Mais le calcul est fondé sur l’hypothèse d’une commande de 10 tranches d’EPR et surtout sur des frais d’exploitation beaucoup plus faibles que ceux des REP actuels (des frais fixes divisés par deux par rapport au parc actuel et un taux de charge des centrales qui passerait de 70 % aujourd’hui à 85 % pour les EPR). Les difficultés majeures que rencontre aujourd’hui British Energy et qui sont directement liées au poids des charges de fonctionnement du nucléaire devraient nous inciter à une certaine prudence. Et puis la deuxième hypothèse reste très improbable avant plus de vingt ans, puisque le faible taux d’usage du parc de centrales nucléaires actuel tient beaucoup plus à la nature de la courbe de charge qu’à la disponibilité technique des centrales : en situation de surcapacité, toute unité supplémentaire ne fait que diminuer le rendement économique global.

 Un avantage environnemental ? C’est là l’aspect le plus critiquable de l’EPR. Les difficultés majeures que rencontre le nucléaire, outre le risque d’accident grave, sont liées au devenir des déchets radioactifs et notamment du plutonium qu’ils contiennent. Or la démarche EPR n’ a porté que sur le réacteur et aucune amélioration significative n’a été apportée au cycle du combustible.

On continuera donc à produire des combustibles irradiés chargés en plutonium. On propose d’y renforcer l’usage du combustible MOX issu du retraitement, qui pose lui même de multiples problèmes : le rapport cité plus haut a en effet bien démontré que le retraitement était très inefficace pour limiter la quantité finale de plutonium et d’actinides mineurs à stocker définitivement, et qu’il entraînait des dépenses supplémentaires importantes. Il présente aussi des risques environnementaux nouveaux liés à l’industrie et aux transports de plutonium, aux effluents et à la sécurité de l’usine de retraitement de la Hague, à la durée beaucoup plus longue d’entreposage du MOX irradié (cent cinquante ans au lieu de cinquante ans pour l’UOX irradié avant stockage définitif éventuel), à la sûreté de fonctionnement du réacteur lui-même.

Sur la question extrêmement délicate du cycle du combustible, l’EPR ne représente manifestement pas un progrès. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant puisque ce réacteur est issu de travaux engagés dans les années 1950, où la préoccupation de l’avenir des déchets était quasi absente.

Mais alors pourquoi se précipiter et figer l’avenir pour une bonne soixantaine d’années dès maintenant ? D’autres technologies, nucléaires et non nucléaires, apparaissent comme mobilisables à l’horizon 2020-2030 pour remplacer le parc existant. Et en particulier pour le nucléaire, pourquoi ne pas profiter du répit dont nous disposons pour tenter de faire émerger des solutions (réacteurs, combustibles, etc) mettant au premier rang les préoccupations de sûreté, de sécurité, de non-prolifération et une minimisation vraiment significative du stock de déchets à haute activité et très longue durée de vie ?

L’EPR n’est donc justifié en France aujourd’hui ni pour des raisons énergétiques, ni pour des raisons environnementales, ni pour des raisons économiques.

Reste l’aspect industriel. La construction du prototype d’EPR est indispensable, nous diton, pour maintenir la compétence de Framatome (groupe Areva ) et placer cette société dans une bonne position pour l’exportation. Pour maintenir sa compétence, pourquoi ne pas orienter Framatome vers l’amélioration de la sûreté des réacteurs actuels, par adoption de certaines des solutions proposées pour l’EPR (détecteurs et neutraliseurs d’hydrogène, pose d’une peau sur l’enceinte de confinement, etc) plutôt que d’imposer à EDF un investissement anticipé de vingt ans, très lourd (3 milliards d’euros), et inutile dans l’état actuel de ses finances ?

Reste l’argumentation d’exportation. Mais on peut se demander s’il est sain de faire payer au consommateur français, à travers sa note d’électricité, une aide aussi massive à Framatome, simplement pour la mettre en meilleure situation sur les marchés internationaux.
Décidément. et par quelque bout qu’on prenne cette affaire, on a vraiment l’impression que ce n’est ni la rationalité économique, ni le souci de l’environnernent, ni celui des générations futures, qui justifie la pression actuelle en faveur de l’EPR, mais plutôt l’intérêt bien compris d’un lobby industriel et administratif qui tente de rendre dès maintenant irréversible pour le siècle prochain et à son seul profit l’avenir énergétique de la France. À moins que ce projet ne soit simplernent brandi comme un chiffon rouge devant les opposants au nucléaire pour détourner leur attention de décisions importantes et discutables comme l’extension de capacité de l’usine Melox de fabrication du combustible MOX et des autorisations de rejet de la Hague. Ou bien encore que ce soit un moyen de neutraliser certains syndicats d’EDF, très soucieux des projets de privatisation, en leur montrant ainsi que l’ essentiel est sauvé.

Ce serait évidemment malsain, profondément antidémocratique et dangereux aussi bien sur le plan économique qu’environnemental de céder à ces diverses pressions. Il est urgent de prendre son temps pour ne pas créer des situations irréversibles que nous pourrions vite regretter.