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Essai de caractérisation de la question foncière urbaine en Afrique sud saharienne - Jean-François Tribillon - 2002

Publié par , le 6 mars 2007.





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Introduction

Affichons immédiatement ce que nous entendons par actes, faits, phénomènes fonciers.

 Premièrement, les actes fonciers sont les actes accomplis par les acteurs urbains ayant pour objet ou pour effet l’appropriation du sol. Le sol que s’approprie l’un est toujours (sauf peut-être le cas particulier du plein désert) dans la main, sous la maîtrise, dans le patrimoine d’un autre. Chaque terrain a des qualités et des défauts spécifiques qui en font un bien spécifique et unique. Chaque fois que je m’approprie un terrain, j’en élimine l’ancien maître et je mets le bien à l’abri d’une revendication concurrente émanant d’un tiers. Pour faire image, on peut dire que toute appropriation est en même temps et nécessairement "expropriation" d’autrui, de l’ancien propriétaire, de ses éventuels ayant-droits... et "élimination" (au sens étymologique, éliminer : sortir des limites) de tous tiers. Ces quelques traits caractérisant la question foncière la situent immédiatement comme une question dramatique, conflictuelle.

 Deuxièmement, ces biens fonciers sont dans un perpétuel mouvement de valorisation et de dévalorisation. La valeur des biens fonciers ne cesse d’évoluer, du fait de la conjoncture mais aussi et surtout du fait de leurs appropriants. La hausse des valeurs foncières d’un quartier est pour une large part le résultat d’une volonté des habitants d’en interdire l’accès à d’autres, plus pauvres, dont les comportements seraient inconvenants, dommageables, dépréciants... Cette hausse est renforcée par les investissements des pouvoirs publics ; la bourgeoisie urbaine (africaine en particulier mais elle n’est pas la seule) est très habile à capter l’effort public d’équipement, à faire admettre à la puissance publique qu’elle doit affecter tous ses moyens à l’équipement des quartiers investis par les gens qui font "l’effort de construire de belles maisons".

 Troisièmement, le fait d’accéder à un terrain, à un bien immobilier, est une chose, le fait de s’y maintenir en est une autre. Tout le monde n’a pas la même capacité à résister à une expropriation ou à un déguerpissement/expulsion fondés sur l’illégalité de l’établissement, ou bien sur le reproche que le sol occupé est un obstacle à l’aménagement « rationnel » de la ville, ou enfin sur le projet d’améliorer les conditions de vie et d’équipement d’un quartier dit défavorisé qui pour ce faire doit être, dit-on, dédensifié...Tous les prétextes, même les plus rationnels, sont capables de vous chasser de votre chez-vous. Sans parler évidemment de la pression foncière la plus libérale qui soit : le prix du sol du quartier que vous occupez depuis toujours a tellement grimpé que vous voilà presque contraint de vendre pour aller plus loin.

 Quatrièmement, les phénomènes fonciers comprennent également les conséquences des actes fonciers évoqués plus haut : conséquences sociales (les différences foncières sont ou deviennent des différences sociales), économiques (l’accès au foncier est dans les conditions africaines la première étape de l’accès au logement), urbaines (les clivages socio-spatiaux ont une très forte composante foncière) et évidemment politiques. De ces conséquences il sera fait état dans les développements qui suivent.

1. La question des règles d’appropriation foncière.

La tradition européenne voit dans l’appropriation régulière ou légale du sol un phénomène « naturel » et global. La quasi totalité de l’espace est approprié, et tous ceux qui se disent propriétaires le sont et disposent de « papiers » . Pour elle, la question foncière n’est pas là. Elle réside dans l’insuffisance de la prise en compte de l’intérêt général qui s’incarne dans une organisation urbaine belle et bonne et dans une production satisfaisante de biens immobiliers de première nécessité (logements, ateliers, bureaux, écoles....

La situation africaine n’est pas celle là. C’est l’appropriation du sol elle-même qui fait problème, qui constitue le cœur même du drame foncier urbain. La raison principale réside dans l’absence d’un droit foncier urbain laquelle résulte de deux séries de causes.

 Premièrement, le droit foncier rural africain ne franchit pas intact les limites de la ville. Ce droit rural n’est pas fondé sur un droit objectif qui aurait par exemple à constater et à instrumenter un droit de propriété ou au moins un droit d’appropriation. Il est plutôt un corps de règles utilisées par l’autorité foncière coutumière pour affecter des terrains à défricher, à cultiver, à bâtir... ; ces règles-moyens produisent des droits que la théorie classique du droit rangerait plutôt dans la catégorie des droits personnels que dans celle des droits réels. L’urbanisation du terroir engendre un affaiblissement, un effacement du système foncier rural qui laisse sur la grève (comme la marée descendante) en voie d’urbanisation de simples possesseurs fonciers mal défendus par les anciennes autorités foncières coutumières, face aux nouveaux arrivants, aux nouveaux urbains en quête foncière.

Cette quête n’est pas le fait comme en Europe de professionnels privés ou publics alimentant des filières de production de la ville ou de ménages désireux de construire la maison de leur rêves. En Afrique, tout le monde est à la recherche à tout prix et à tous les prix et à toutes les conditions d’un terrain, et ce pour deux raisons, au moins : d’une part, l’investissement foncier puis immobilier est une des rares formes d’épargne et d’accumulation, d’autre part, quiconque veut habiter convenablement doit construire et donc se procurer le socle foncier indispensable.

 Deuxièmement, cette quête est d’autant plus incontrôlée et incontrôlable qu’elle se développe dans l’illégalité. En effet, la théorie et le droit donnent à l’Etat le monopole de l’aménagement des nouveaux territoires urbains (nous reviendrons sur cette question essentielle, nous nous contentons ici d’une simple annonce). Il est proclamé seul urbaniste et lotisseur de la ville en train de se faire. Il se trouve que depuis un quart de siècle il ne fait pas grand chose en cette matière (voir plus loin).
Ces fonctions n’étant plus assurées chacun se débrouille dans la plus grande des confusions. Celle qui est relative au statut des terrains n’est pas la moindre. Ils ne sont plus véritablement ruraux ; et ils ne sont pas encore urbains en raison de la défaillance de l’Etat urbaniste et aménageur. Dans ces conditions, tout appropriant doit donc faire son affaire de la sécurisation de son bien. Il doit d’abord veiller à ce que son « vendeur » ne se « repente » pas de lui avoir « vendu » ; ou bien que le cousin du vendeur ne vienne s’opposer à la prise de possession au motif que le droit coutumier local exige en matière de « cession » une décision collective ; ou bien que le vendeur n’ait pas vendu en même temps le même terrain à d’autres ; ou bien que le vendeur n’ait pas oublié de dire que le terrain en question était l’objet de droits de culture ou d’habitation qu’il aurait consentis antérieurement à d’autres...La même sécurisation doit veiller également à ce que la puissance publique ne se réveille et, arguant de ses droits domaniaux et régaliens, n’exige le départ de l’appropriant sauvage.
Les dangers sont infinis. Les parades doivent être ingénieuses. La plus commune est de marquer son terrain d’une emprise physique : création de fondations ou d’une dalle cimentée sur laquelle asseoir le futur bâtiment, construction d’une clôture, stockage de matériaux de construction à faire surveiller par un gardien qui doit veiller autant sur le stock que sur le terrain...

Cette défaillance de la puissance publique comme aménageur a deux conséquences majeures :

 Premièrement, les terrains foncièrement illégaux échappent en conséquence à tout contrôle des services d’urbanisme et sont considérés par tous comme constructibles de fait, même les plus incommodes et les plus éloignés des voies de circulation. De la sorte, tous les terrains sont achetables. Même les plus modestes des acheteurs, ceux qui n’ont que quelques milliers de francs à mettre dans la construction d’une maison très sommaire, trouvent des terrains bon marché de mauvaise qualité, de mauvaise qualité donc bon marché. De ce point de vue cette situation est favorable aux plus pauvres qui acceptent donc de vivre dans de très mauvaises conditions pour être enfin chez eux. Urbanistiquement, en revanche, de telles situations sont difficilement gérables. L’urbanisation se répand dans toutes les directions, monte à l’assaut des pentes érodables des collines, obstrue les talwegs, envahit les bas-fonds inondables...

 Deuxièmement, puisque la collectivité n’aménage pas, eh bien ce sont les gens qui doivent s’en charger ! C’est là sans doute un trait remarquable de la construction de la ville africaine : les usagers ou riverains prennent en main l’aménagement de ce qui est, ailleurs, l’espace public. Il est ici traité comme une sorte d’espace collectif, "ce que les riverains ont en commun". La distinction entre la sphère privée et la sphère publique est incertaine ; elle est changeante ; elle change avec la plus ou moins grande capacité ou incapacité de l’autorité publique à occuper la sphère publique ; si elle est laissée vide, c’est le riverain qui l’occupe, pour le meilleur (aménagement des voies et des places du quartier) et pour le pire (appropriation du domaine public par les plus puissants des habitants du quartier).

Il faut ici faire état d’une autre spécificité africaine : les actes de production de l’urbain sont d’abord et spectaculairement des actes individuels de construction d’habitations. Ce qui se conjugue comme suit : je construis ici ma maison, tu construis à côté ta maison, il construit un peu plus loin sa maison... nous créons ainsi un quartier, qui avec le temps devra être pourvu des commodités nécessaires, tant par nous-mêmes, que par la puissance publique. Si en effet j’achète un terrain pour construire et installer ma famille, je dois me débrouiller avec l’aide de mes voisins qui sont dans la même situation que moi pour créer la voie de desserte de mon habitation. Il serait insensé d’attendre que l’équipement public soit réalisé pour construire. C’est même d’ailleurs en construisant des maisons de belle apparence qu’un groupe de riverains peut espérer capter le maigre effort public d’équipement, en faisant admettre à la puissance publique qu’elle qu’elle doit affecter tous ses moyens à l’équipement des quartiers investis par les gens qui font "l’effort de construire de belles maisons".

2. L’impuissance foncière de la puissance publique,

La question foncière est fondamentalement marquée par la présence formelle et l’absence réelle de l’Etat.

La puissance publique obéit à une idéologie très forte de filiation coloniale : la ville est à la pointe de la modernité foncière. La tenure coutumière est rurale, archaïque... Elle ne doit pas franchir le périmètre urbain. Le sol de la ville doit être régi par un droit écrit et instrumenté par des spécialistes de la topographie, de la conservation des actes, du crédit hypothécaire...
Il revient à l’Etat d’urbaniser le sol rural, en le "purgeant" (selon l’expression consacrée par le droit ivoirien) des droits d’usage et autres pratiques coutumières, puis de le lotir après avoir proclamé son droit de propriété sur l’ensemble du territoire inclus dans le périmètre urbain, pour enfin l’affecter à des usages publics (domaine public) ou à des usages privés (habitation, commerce, activités industrielles...). Les usagers fonciers privés reçoivent ces terrains à titre de permission (mise à disposition sans possibilité pour le permissionnaire d’accéder à la propriété pleine et entière du bien) ou, le plus souvent, à titre de concession, donnant finalement lieu à cession au profit du concessionnaire qui a satisfait aux obligations que le cahier des charges de concession avait mises à sa charge.

La plupart des États (à l’exception à notre avis de l’Etat de Côte d’Ivoire pendant une très longue période) n’ont pas pu exercer pleinement, en temps et en heures, en quantité et en qualité, cette fonction de grand maître et grand producteur du sol urbain.
Les raisons de cette inaction sont au nombre de trois :

 ces États ont été dépassés par les évènements, les vagues successives d’urbanisation les ont submergés (comment faire face à une urbanisation qui prend la forme de doublement tous les dix ans des surfaces urbanisées par suite de la conjonction de fortes progressions démographiques et de propensions à l’étalement périurbain)

 ils ont succombés aux injonctions ultra-libérales des organismes de coopération de se contenter de jouer le rôle d’Etat-gendarme façon Chicago et de cesser de jouer les producteurs de l’espace et du sol urbains ;

 ils se sont désintéressés des catégories sociales les moins nanties qui forment le gros des troupes à installer dans les espaces en cours d’urbanisation.

Mais la puissance publique est pourtant en droit une puissance foncière qui détient un véritable monopole de la production foncière urbaine. Elle dispose de tous les pouvoirs et instruments pour constituer une offre foncière différenciée (quant aux niveaux d’aménagement et aux statuts juridiques des sols qui peuvent aller de la simple permission d’occuper à la concession puis à la cession) adaptée aux diverses demandes qui se manifestent localement.

La puissance publique a également en droit la charge de l’organisation de l’espace urbain. Elle est urbaniste et aménageur. Dans la tradition coloniale et historique de l’Afrique de l’Ouest et centrale, la puissance publique se trouve donc disposer non seulement du pouvoir de produire le sol mais aussi du pouvoir d’organiser l’espace de la ville selon des plans dressés à cet effet. Il n’est pas de puissance plus complète et plus efficace que celle qui résulte de l’addition de ces deux pouvoirs.

Cette capacité productive et normative de la puissance publique est constituée de pouvoirs mis à sa disposition par les constitutions, les lois, les institutions... Ce sont des pouvoirs "offerts". Rien n’oblige la puissance publique à s’en servir, rien ne l’oblige à s’en servir de manière politiquement judicieuse. Ces capacités virtuelles ne donnent lieu à des actes effectifs qu’à certaines conditions politiques. On pourrait même dire que ce sont les conditions politiques qui déterminent les conditions d’exercice des pouvoirs conférés à l’autorité publique. Or dans la région du monde qui nous intéresse ici, ces conditions politiques ont été peu favorables à un emploi judicieux de ces pouvoirs.

Échappant à toute pression démocratique ou au moins populaire, les services domaniaux et fonciers s’inféodent aux classes dirigeantes dont ils reçoivent directement les ordres. Ils n’interviennent plus que dans les secteurs "rentables" : foncier résidentiel à l’usage des classes supérieures et moyennes supérieures, équipement urbain de prestige, quelques actions d’éclats à vocation sociale et dont la fonction est de ne pas désespérer le peuple et de garnir la vitrine. Le foncier à usage populaire ou moyen (classes moyennes) est délaissé. L’action publique foncière ne structure plus que la ville utile, centrale et résidentielle. Elle ignore la ville populaire, la ville foncièrement et urbanistiquement inutile, c’est à dire les quatre cinquième de la ville en superficie et en population.

3. Le développement des pratiques foncières populaires

Puisque les groupes populaires (bientôt rejoints par une bonne part des classes moyennes) n’étaient pas servis, ils se sont servis eux-mêmes en recourant aux procédés que tous les urbains africains connaissent bien : l’occupation des terres sans maître apparent ou lent à réagir (exemple : les réserves foncières publiques en attente d’affectation) et surtout l’acquisition, en principe illégale, de terres périurbaines à statut dit coutumier. Nous noterons que l’occupation de réserves foncières ou de terrains publics ne comportant pas d’emprises publiques réelles et manifestes se fait avec le consentement « sonnant et trébuchant » des autorités coutumières du lieu, comme si elles redevenaient naturellement maîtresses de tout terrain dont la puissance publique n’a pas pris matériellement et manifestement possession.

C’est un véritable marché foncier coutumier qui s’est développé donnant naissance à toutes sortes de quartiers de forme et de standing différents : petits quartiers s’installant dans le délaissé d’une autoroute et habités par des travailleurs immigrés très pauvres jusqu’à des quartiers quasi-résidentiels créés aux abords de la ville. Les uns vivent dans la peur du déguerpissement, les autres dans la quasi-certitude d’être régularisés un jour ou l’autre mais les uns comme les autres sont installés dans l’illégalité.

Il s’en faut parfois de peu pour que les plus chics et les solides d’entre eux ne soient détruits manu militari alors qu’ils semblaient protégés par des personnalités intouchables que les lotisseurs "sauvages" avaient tout particulièrement choyées pour s’en servir comme paratonnerres. Il n’est pas rare de vous entendre dire par un habitant de ces quartiers : « Je ne risque rien, devant moi c’est la maison du beau-frère du Secrétaire d’Etat aux affaires foncières et derrière moi c’est le petit frère du ministre de l’Élevage ». Or il arrive aux secrétaires d’Etat de divorcer et aux ministres de tomber en disgrace.

Il arrive aussi que ces quartiers soient marqués, par exemple en raison de l’origine régionale d’une majorité de ses habitants, qu’il s’agit d’un coup de punir alors qu’elle a passé longtemps pour une excellente défense.
Ces quartiers vous sont présentés par les dirigeants comme des usurpations qui blessent le regard, le leur, celui du touriste - étranger - voyageur de commerce - expert (regards lourds que localement on redoute de plus en plus) et de l’urbaniste mais qui en même temps accaparent des sites qui peuvent être très intéressants. On n’hésitera pas à vous prendre à témoin de l’irrégularité de ces quartiers : de leur irrégularité institutionnelle comme de leur irrégularité formelle (de leurs formes). Pernicieux et sournois glissement de sens. On invoque volontiers les hésitations de la trame parcellaire pour vous signifier que ce quartier est mal né, qu’il est né difforme, qu’il ne pourra pas se développer normalement et qu’il faut donc le détruire avant que ce ne soit trop tard... L’argument est grossièrement faux (le parcellaire parisien très peu régulier n’a pas empêché Paris d’être Paris, ni d’ailleurs de tirer le plus grand profit de la réforme haussmannienne) mais il est efficace.

L’argument d’irrégularité institutionnelle est plus sérieux. Il fait référence à trois formes d’irrégularité :

 à l’irrégularité foncière (les bien sont mal acquis) ;

 à l’irrégularité urbanistique (le quartier est installé à un endroit que le plan d’urbanisme affectait à un autre usage, le lotissement n’a pas été urbanistiquement autorisé et les constructions n’ont pas fait l’objet de permis de construire) :

 à l’irrégularité administrative (le quartier est présenté comme une sorte de village périurbain que les autorités urbaines ne reconnaissent pas comme quartier à équiper, à entretenir...).

De ces trois chefs d’irrégularité le premier (l’irrégularité foncière) est le plus fort, le plus efficace. On ne doit pas trop s’étonner de son efficacité car l’administration foncière, si elle s’est affranchie du devoir d’appliquer la loi et les décrets fonciers, a eu soin de conserver dans sa manche suffisamment de pouvoir pour reprendre une terre mal occupée pour la donner à des "citoyens capable".

4. Formes urbano-foncières : du locatif bidonvillois à la promotion foncière périphérique

Une partie des habitants des villes africaines (migrants saisonniers ; migrants récents ou à durée déterminée, le temps de constituer une épargne spécifique ...) n’ont d’autres possibilités que de louer un abri. Ce qui en soit n’est pas dramatique lorsque le marché de la location est équilibré. Mais c’est rarement le cas dans les villes à forte croissance démographique telles les villes africaines.

Le locataire africain moyen et pauvre est en quelque sorte contraint de vivre une sorte de "pauvreté habitationnelle aggravée". Ce sont les quartiers les plus incommodes à vivre qui abritent l’offre locative la plus important et bien sûr ce sont les habitations les plus minables qui sont données à bail. Pourquoi les logeurs se fatigueraient-ils ? Il leur suffit de dire "cette pièce est à louer" pour qu’ils trouvent preneurs. A la limite, comme l’ont montré certaines évaluations économiques, il est plus rentable (rendement du capital immobilier investi) de donner à bail une masure qu’un logement correct. Si le sol était plus facilement accessible, ces locataires vivraient mieux ailleurs sous leur propre toit.

 Le locatif bidonvillois

Une bonne partie de cette offre locative a aujourd’hui pour siège les bidonvilles. Le temps n’est plus où les mal logés africains étaient capables d’en construire. Depuis une bonne dizaine d’années les gouvernants ont compris que le spectacle désolant des bidonvilles sur fond de buildings rutilants était journalistiquement, donc politiquement, dangereux et s’opposent à tout prix à leur création. Les anciens bidonvilles, qui n’ont pas été déguerpis et se sont plus ou moins intégrés à la ville, se densifient et se spécialisent dans une offre locative bas de gamme. Les fondateurs de ces bidonvilles sont devenus logeurs.

On ne confondra pas ces bidonvilles avec les quartiers périphériques qui se développent dans la même illégalité formelle que les bidonvilles mais dont la forme sociale et foncière est différente en ce sens qu’ils sont constitués et bâtis par des ménages urbains ordinaires pour y habiter ou y investir patrimonialement. Les bidonvilles sont des formations de survie alors que ces quartiers périphériques s’affichent comme parties intégrantes de la ville.

Ces quartiers sont d’une infinie variété. Certains sont des quartiers quasi-résidentiels auxquels il ne manque que la consécration publique. D’autres sont mal assez bâtis et occupent des sites mal commodes ; leur amélioration passe alors par une véritable opération de réaménagement, y compris foncier.
Parmi toutes sortes de cas de figure, signalons quelques formes particulières : les opérations "loto" et "grille de mots croisés", les opérations de promotion et de résistance foncières.

 L’opération « loto »

L’opération loto est lancée par des citoyens qui spéculent sur leur chance d’être recasés en cas de déguerpissement (expulsion) par l’administration désireuse de disposer urgemment du terrain occupé par eux. Il suffit que la situation politique ne soit pas favorable au gouvernement en place, qu’il ait à satisfaire les exigences pressantes d’un promoteur, que les occupants soient bien organisés...pour que ces derniers puissent se voir attribuer des parcelles de recasement quelque part dans la périphérie urbaine. Pour mettre toutes les chances de son côté, il faut non seulement choisir un terrain stratégique mais il faut aussi le « garnir » d’une clôture, d’une maison même très sommaire mais qui ressemble à une maison, d’un arbre, d’un puits et d’habitants (un vague cousin fraîchement débarqué de sa campagne, sa jeune femme et leur bébé feront l’affaire) pour bien montrer qu’il s’agit d’un investissement personnel. On ne gagne pas à tous les coups mais quand on gagne, « c’est le gros lot ». De véritables promoteurs immobiliers se spécialisent dans ce type d’opération et construisent plusieurs terrains pour multiplier leur chance (un œil exercé décèle facilement la présence d’un promoteur par la répétition du même modèle de construction).

 Grille de mots croisés

L’opération du genre « grille de mots croisés » a elle aussi pour objectif d’obtenir une parcelle légale. La technique est différente. Elle n’est utilisée que dans les pays qui reconnaissent quelques valeurs à la tenure coutumière comme par exemple le Bénin et le Togo. Les propriétaires coutumiers appliquent à leurs terroirs une sorte de grille délimitant des parcelles régulières et de même capacité puis les mettent en vente. Lorsque le terroir villageois est à peu près vendu, les acquéreurs s’organisent pour persuader les autorités de faire le meilleur accueil à un projet de remembrement-légalisation qu’ils se chargent de formuler en recourant à des géomètres et même des urbanistes. Il est créé une association plus ou moins syndicale qui s’institue en maître d’ouvrage de l’opération, se chargeant de recueillir les fonds, d’organiser en interne la conciliation amiable, de faire une proposition de lotissement aux pouvoirs publics, de rétribuer tous les concours à l’aide de parcelles prélevées sur la masse, de dégager des espaces publics en appliquant à chaque parcelle initiale un coefficient de réduction de telle sorte que la grille de découpage initiale devient un véritable plan parcellaire (les cases sont rétrécies, et certaines bandes et certains blocs de cases sont noircis pour devenir des voies publiques ou des terrains d’assiette d’écoles...Les sous-préfets des périphéries qui surveillent ces opérations (ils ne restent en poste que deux ou trois ans !) délivrent in fine les papiers légaux aux heureux cruciverbistes qui ont su parer tous les mauvais coups, qui en particulier se sont assurer qu’aucune erreur de calcul n’a été commise à leur encontre ou que le terrain promis en échange par l’association ne sera pas, la saison des pluies venue, recouvert de trente centimètres d’eau.

 Opérations de promotion foncière

Dans ces mêmes pays, on doit noter l’émergence d’une nouvelle forme d’opération périurbaine, que l’on peut qualifier d’opération de promotion foncière. Il s’agit d’opérations montées par une élite (cadres, ingénieurs, hommes d’affaires...) formée d’une part des enfants des propriétaires coutumiers de l’endroit qui « ont réussi » et d’autre part des plus entreprenants des nouveaux habitants qui viennent d’acheter et de construire. Cette alliance est fondée sur le désir commun de maîtriser l’évolution sociale du quartier en formation, sur le souci des propriétaires de valoriser leur patrimoine et notamment les parties qui restent à vendre, et en même temps sur le projet des acquéreurs de tout faire pour sécuriser leurs possessions et pour améliorer sans délai l’équipement de leur quartier.
Les organisations de ce type ont pour obsession de lutter contre les prédateurs fonciers : géomètres commettant des erreurs dans le relevé des noms des possesseurs fonciers trouvés sur place, fonctionnaires incorporant de nouveaux noms à la liste des gens à recaser...Elles s’affichent comme des associations qui n’ont d’autres objectifs que le développement de leur quartier et leur intégration à la ville, laquelle pas par la régularisation foncière. Elles se déclarent d’ailleurs prêtes à payer le prix de cette régularisation ... même si les habitants du quartier les moins nantis doivent déménager.

  Fronts du refus

Rares (il ne faut jurer de rien, mais nous n’en connaissons pas en Afrique francophone) sont en Afrique de l’Ouest les opérations de conquête de terres par des mouvements fortement politisés et constitués de catégories sociales défavorisées ; l’Afrique de l’Ouest n’est pas l’Amérique latine. Les mouvements africains les plus actifs sont ceux qui s’organisent en fronts du refus des déguerpissements dont les pouvoirs publics les menacent. Le sentiment d’injustice compte plus pour cette mobilisation que l’appartenance sociale ; si en plus les mouvements peuvent espérer soit une légalisation sur place soit un recasement... ils déploient une grande énergie et sont tout à fait capables de gagner une bataille. Ces fronts du refus ne se développent pas dans des quartiers spécifiques. On peut tout de même signaler que ces mouvements naissent fréquemment à l’occasion de menaces de déguerpissements de bidonvilles que ses habitantspensaientintouchables.
Dans une large mesure, lemouvement réussit,au moins à ses débuts, à fédérer les "propriétaires" et les "locataires"ou du moins ceux des locataires qui se targuent d’une certaine permanence ou ancienneté. Il va sans dire que par exemple les "petites bonnes" qui dorment dans leslits superposésde "baraques-foyers" et qui ne sont là que pour la saison sèche, ne participent pas activement à ces mouvements à moins qu’une ONG comme ENDA soit là pour les encourager à agir et pour les soutenir. Lorsque ces mouvements sont conduits à accepter le réaménagement sur place ou le recasement en bloc, il leur faut changer de rôle, devenir plus ou moins aménageurs. C’est un autre métier auquel ils ne sont pas préparés.

  Groupements de quartier pour l’amélioration du cadre de vie

Signalons enfin l’existence de très nombreuses associations de résidents de quartiers légaux dont la vocation est d’améliorer leur quartier comme cadre de vie et par là même de valoriser le patrimoine foncier et immobilier des militants. Cette forme de valorisation résulte de multiples actions en faveur de l’équipement du quartier (stabilisation des voies notamment), de son assainissement (création de drains d’évacuation des eaux pluviales) et de sa desserte par les services publics (enlèvement des ordures ménagères, en particulier). Ces associations sont presque toujours animées par des "intellectuels" qui intègrent à leur stratégie de promotion sociale la valorisation de leur patrimoine. Ils sont capables de faire alliance avec les habitants d’autres quartiers voisins plus modestes pour organiser des actions communes.

5. Inégalités

On ne peut que constater le fait de l’inégalité d’accès au sol, de différences considérables d’un groupe social à l’autre. Ces différences ne s’expliquent pas uniquement par des différences de revenus.
En Afrique l’observation révèle d’autres différences, peut-être aussi efficaces que celles qui concernent les revenus :

 différences de statut socioculturel : les niveaux d’instruction et de connaissance de la chose publique sont différentiellement des niveaux d’accès aux sols, ceux que l’Etat continue malgré tout à produire ou celui que les fonctionnaires permettent à leurs collègues et autres « promotionnaires » de saisir au passage

 différences "ethniques", comme on dit maintenant, distinguant des groupes sociaux apparentés aux originaires de la ville qui détiennent encore beaucoup de terrain, des groupes sociaux rivaux ou antagoniques qui, s’ils veulent accéder à des terrains, doivent avancer masqués derrière l’Etat aménageur ou bien accepter de payer le prix fort ;

 différences d’appartenance clientéliste (au sens presque romain du terme) mettant les uns dans la dépendance de puissants "patrons" répandant une véritable manne foncière (ou assurant des protections efficaces) et mettant les autres dans la dépendance de "patrons" -passagèrement- impuissants.

L’inégalité d’accès au sol se double d’une inégalité de maintien dans les lieux. Comme nous l’avons dit dans l’introduction, à laquelle nous renvoyons, le fait d’accéder à un terrain, à un bien immobilier, est une chose, le fait de s’y maintenir en est une autre
A l’inégalité d’accès et de maintien s’ajoute l’inégale capacité à valoriser le sol auquel on a pu accéder et sur lequel on a réussi à se maintenir : ce sont les mêmes critères sociaux (mais sans doute avec des pondérations différentes) qui déterminent l’inégale capacité à valoriser son bien :

 en le construisant ;
 en l’équipant soit même ou avec l’aide des voisins immédiats (groupements, associatifs ou non) ou bien en le faisant équiper par la collectivité sur financement national ou international, c’est à dire le plus souvent en usant de son influence auprès des autorités (comme il a été dit plus haut) ;
 en le donnant à bail et ou en le revendant, partiellement : on donne à bail une partie de la construction ou la parcelle qui vient d’être construite afin de terminer la construction en cours ou d’entreprendre de nouvelles constructions sur d’autres parcelles ; ou bien, disposant de plusieurs parcelles, on en vend deux pour financer la construction de la troisième.

Les différences de capacité foncières engendrent en retour des différences de capacité sociale : se présenter comme un citoyen bien pourvu immobilièrement peut vous valoir d’être considéré comme un notable avec tous les avantages (et les inconvénients : devoir entretenir soi-même une petite clientèle) que cela peut comporter et que l’on peut faire fructifier dans d’autres domaines. Cela peut aussi vous faire percevoir des loyers en devises qui serviront à envoyer un fils (évidemment) dans une université étrangère... Celui qui n’accède pas à un terrain ne risque pas de se construire sa maison et fait piètre figure. Dans certaine sociétés même urbaines, il ne peut prétendre à la qualité d’adulte, d’ "homme" capable de "prendre" femme (selon l’expression la plus machiste qui soit).

6. Que faire ?

L’observation montre nettement que les capacités foncières des groupes sociaux sont les résultantes de rapports sociaux construits stratégiquement et gérés tactiquement, l’Etat n’étant qu’un acteur parmi d’autres qu’il s’agit de capturer, le droit n’étant qu’un argument supplémentaire. Dans ces conditions, les plus faibles ont toujours le dessous, à moins qu’ils ne fassent de leur nombre une arme et qu’ils soient capable de s’organiser. C’est un des premiers enseignements des cas que nous avons passés en revue. Dès que les occupants sont capables de s’organiser en associations ou en groupements, qu’ils manifestent, qu’ils argumentent publiquement...les voilà en situation de négocier avec les pouvoirs publics (ceci ne veut pas dire que la négociation a toujours lieu et qu’elle est toujours conclue à l’avantage de l’association ou du groupement). Signalons au passage que les associations africaines déclarées officiellement sont moins nombreuses que les simples groupements de personnes autour d’un objet commun par l’effet d’un désir commun d’agir, ce qui, n’en déplaise aux formalistes, est suffisant pour fonder le contrat associatif.

L’autre enseignement que nous tirons est la spécificité des processus fonciers réels, d’une ville à l’autre et même d’un quartier à l’autre dans la même ville. Les faits fonciers sont des faits locaux, topiques. Les États s’acharnent au contraire à administrer le foncier pour lui-même comme s’il s’agissait d’une discipline autonome, à partir de schémas abstraits. Le foncier, surtout le foncier urbain, est considéré comme un domaine d’activité national, à gérer par les services centraux. Ces deux points de vue (le foncier est à administrer nationalement ; le foncier trouve en lui même sa propre logique, et sa propre fin) sont contredits par la décentralisation. Les communes urbaines sont en charge des affaires locales et déclarent à juste titre que la question foncière fait partie des affaires locales ; elles se plaignent de ne disposer d’aucun pouvoir substantiel en cette matière. Dans le même temps elles se voient chargées de promouvoir le développement local et de gérer leur ville. Elles prétendent là aussi que le foncier doit être mis au service du développement et de la gestion de la ville, de l’instance qui en est le promoteur et le gestionnaire, la municipalité.

Lorsque les communes décident de passer outre, d’agir (illégalement d’ailleurs), elles font preuve d’un certain réalisme foncier : les faits, les rapports de force, les alliances électorales comptent plus que l’application du règlement. Pour ce qui concerne l’amélioration et la légalisation des quartiers populaires, la négociation avec les associations d’habitants est très souvent pratiquée. Les municipalités font appel aux ONG afin de piloter et de financer ces opérations, non pas par goût (les ONG sont volontiers critiques à l’égard des municipalités et n’ont pas beaucoup de respect pour les autorités publiques) que par nécessité (légèreté de l’intervention, bonnes connaissance du terrain, efficacité dans la recherche de fonds internationaux...).

Les principales difficultés que connaît la gestion foncière municipale est son manque de technicité. Elle est le fait aussi bien des municipalités elles-mêmes que de leurs partenaires : ONG et associations de quartiers qui demandent l’impossible ou se contentent de vagues promesses. Il est urgent de fournir à cette gestion l’expertise dont elle tirera le plus grand profit. La solution la meilleure est ici de faire émerger une expertise locale, proche du terrain, ayant une bonne connaissances des situations et mentalités locales, et dont le coût ne serait pas trop élevé. La démocratie municipale et la démocratie associative, qui sont à l’état naissant, peuvent donner du sens et du contenu à l’action publique. C’est la voie la plus prometteuse qui s’ouvre aujourd’hui.
Pour qu’une telle gestion municipale soit possible, pour qu’elle ne soit pas une suite d’actes improvisés et circonstanciels de règlement de conflits au fur et à mesure de leur apparition, un peu de planification urbaine est absolument nécessaire. Il importe de fournir à chaque municipalité quelques prévisions et règles l’autorisant à mettre un peu d’ordre dans le développement de sa ville ou plutôt à prévenir les désordres les plus graves (construction des zones inondables, pollution des nappes phréatiques par occupation des zones de captage, accélération de l’érosion ...). C’est une réforme d’importance qui ne peut être menée à bien que par une profonde démocratisation des municipalités. Elles ne peuvent, aujourd’hui, s’imposer qu’à la condition de convaincre, d’expliquer ce qu’elles font, pourquoi, comment...et bien sur de montrer l’exemple.

Une plus vaste réforme à qualifier de réforme foncière est à envisager, à plus long terme. Elle est d’ordre national et même international. Un Etat seul ne peut à notre avis s’y atteler sans aide et appuis extérieurs (des organismes de financement du développement, en particulier), et sans que d’autres États n’entreprennent de semblables réformes afin d’ouvrir des ateliers communs de réflexion et d’expérimentation. Il s’agit de la réforme des règles foncières et du rôle d’aménagement foncier imparti à l’Etat.
Il est temps sans doute (nous ouvrons ici une discussion) d’accepter la légalité de la propriété coutumière (qui serait fondée sur deux principes en complète opposition avec le droit actuel mais en harmonie avec les pratiques sociales : en fait d’immeubles coutumiers possession vaudrait titre, tout immeuble même urbain serait coutumier sauf preuve contraire) à la condition de moderniser le régime d’acquisition, de cession, de transmission et de soumettre le bien à toutes les contraintes de publicité, de fiscalité et d’urbanisme de droit commun (voir dans le même sens les propositions de réforme de Joseph Comby pour le Bénin). Ce qui entraîne la fin du monopole colonial de l’Etat créateur et distributeur du parcellaire foncier urbain. Car comme nous espérons l’avoir montré, l’abandon de facto par l’État de son monopole a les plus funestes effets sociaux et urbains. Et nous ne pouvons croire que dans les cinquante prochaines années les États africains puissent à nouveau l’exercer même sous une forme modernisée et mesurée.

La fin du monopole étatique ne signifie pas la fin de l’action publique d’aménagement, notamment au bénéfice des plus pauvres. Ici les municipalités ont un rôle fondamental à jouer. Et elles ne peuvent le jouer qu’à la condition que l’Etat les laisse faire et libère ainsi les énergies locales. Si l’on nous demandait un avis sur les priorités, nous n’hésiterions pas à encourager les municipalités à aménager sans attendre que la réforme foncière ne soit même engagée. Une loi de transition et surtout d’expérimentation serait la bienvenue.

Jean-François Tribillon