Construire une maîtrise d’ouvrage communale
Publié par , le 6 mars 2007.
1. L’impossible entreprise municipale
Dans une ville africaine, l’étendue des besoins est telle que les autorités municipales pourraient se voir autorisées à construire une véritable entreprise municipale qui aurait à produire tout ce dont la population a besoin : des services, des équipements, des aménagements.
Ce type de projet est impossible à mettre en œuvre en raison tant de la faiblesse des moyens techniques et économiques des municipalités que des nécessités des ajustements structurels des économies nationales au marché mondial.
Ne pouvant se faire entrepreneur, la collectivité territoriale chargée de gérer la ville se voit contrainte de s’ériger en organisateur et fédérateur des énergies locales (dont évidemment les siennes propres, ses propres services), utilisant avec pragmatisme tous les procédés légaux qui sont à sa disposition.
2. Les procédés
Ces procédés sont de trois ordres :
– le faire soi-même,
– le faire-faire,
– le laisser-faire.
Le faire soi-même est un ensemble de procédés qui met la collectivité en situation de producteur ou de prestateur même si on doit distinguer :
– d’une part la régie directe, classiquement entendue comme la gestion non individualisée par l’administration elle-même d’un service public, d’un chantier, d’un aménagement urbain...
– d’autre part, toutes les autres formes d’intervention par des organismes publics spécialisés dépendant de la commune.
Le faire-faire est un très riche et vaste ensemble de modes opératoires qui se rangent en deux grandes sous-catégories :
– premièrement, le faire-faire proprement dit, lorsque par exemple la collectivité confie le service public de l’eau à une entreprise privée spécialisée, laquelle est appelée à servir l’eau au lieu et place de la commune ;
– deuxièmement, le donner-à-faire, lorsque par exemple la collectivité passe un marché de travaux à une entreprise privée, laquelle est contractuellement contrainte de livrer l’ouvrage commandé à l’instant convenu.
Le laisser-faire est un mode d’intervention plutôt qu’un mode opératoire ; il est fondé sur le principe de la primauté de l’initiative privée sur l’action publique et sur la fonction simplement correctrice de ladite action publique. On peut distinguer trois degrés de laisser-faire :
– le premier degré est le laisser-faire total ; telle association assure une activité culturelle ou sportive que l’autorité communale suit avec intérêt mais en s’abstenant de toute intervention ;
– le deuxième degré est le laisser-faire réglementé ; l’autorité communale intervient pour réglementer certaines activités ou manifestations organisées par cette association en raison par exemple du danger encouru par les spectateurs ou même les participants ;
– le troisième degré est le laisser-faire aidé ; l’autorité communale apporte une aide (allocation d’un local municipal, subvention...) à cette association dont elle reconnaît l’utilité sociale contre l’engagement de ladite association d’élargir son champ d’action, de s’implanter dans tels ou tels quartiers...
Ce tableau situant ces sept manières institutionnelles de faire invite à constater qu’elles forment un éventail assez largement ouvert et aussi à poser, comme hypothèses, qu’elles ont des qualités différentes mais qu’elles sont partiellement substituables, autrement dit qu’il y a plusieurs manières d’offrir à la population des activités culturelles, des équipements collectifs, de l’eau...
3. La « maîtrise d’ouvrage » communale.
Dans une acception plus professionnelle que juridique (en droit strict le maître de l’ouvrage est la personne qui, dans le cadre du contrat de louage d’ouvrage et des marchés publics assimilés, commande, paie et reçoit l’ouvrage matériel ou intellectuel, objet du contrat ou du marché) ; on a pris l’habitude de qualifier de « maîtrise d’ouvrage » l’intelligence des choix entre les divers faire et plus globalement l’habileté d’un organe politique à :
– penser un programme de tâches et de travaux, imaginer le montage, les façons de faire ;
– donner des ordres en leur donnant la destination (bureau de l’administration municipale, fournisseur, entrepreneur de travaux, bureau d’étude, association de quartier, opérateur professionnel d’aménagement urbain, entreprise concessionnaire d’un service marchand...) et la formulation adéquates (décision unilatérale réglementaire ou indivi-duelle ; marché public ou contrat ou même simple convention informelle) ;
– contrôler la bonne exécution de ces ordres et la qualité du service fait.
L’essentiel pour la maîtrise d’ouvrage communale est donc de disposer des moyens d’assumer le service de la population urbaine et non nécessairement de l’assurer elle-même, du moins en dehors de la sphère des obligations de faire soi-même que la loi (et une certaine forme de logique politique) met expressément à la charge de la collectivité et dont elle ne saurait se démettre.
C’est dans l’intelligence technique, sociale et politique des choix des modes opératoires et des opérateurs que se reconnaît le maître d’ouvrage municipal.
Celui-ci a en effet à faire preuve :
– d’un véritable savoir-faire politique, pour organiser les services urbains de manière optimale (répartition des tâches d’exécution des services aux petites entreprises locales ; concession des tâches « nobles » aux grandes compagnies concessionnaires...) ;
– d’imagination institutionnelle et financière lors du montage des projets et du recours à des opérateurs publics et privés, professionnels et non professionnels ;
– de rigueur pour instaurer un système de contrôle de l’exécution des missions confiées aux opérateurs ainsi que d’évaluation ;
– d’une bonne pratique des tâches qu’il commande, délègue, ou concède, car pour bien faire-faire, il est pédagogiquement nécessaire de savoir faire soi-même.
4. La pratique de l’exécution des tâches par opérateurs.
On ne peut qu’attester l’intérêt des techniques de délégation, de contractualisation, d’habi-litation,... (au sens large et finalement peu précis de ces appellations) par la collectivité territoriale au bénéfice :
– ou de personnes privées (entreprise, société, association, fondation, ou même personne physique) ;
– ou de personnes publiques spécialisées (établissement public local ou régie disposant de la personnalité juridique et de l’autonomie financière ; établissement public d’Etat ou service d’Etat ; organisme de coopération intercommunale).
Ces procédures permettent à une collectivité territoriale de demander à un opérateur (l’une ou l’autre des personnes privées ou publiques dont il vient d’être question), par exemple, de :
– gérer un service local marchand, comme le service de l’eau qui serait concédé (investissement plus gestion) à tel ou tel groupe.
– conduire une opération de réalisation d’un ouvrage public, comme la réhabilitation d’un ensemble de voies publiques, en désignant un établissement public d’Etat comme maître d’ouvrage délégué ;
– mener à bien un projet d’aménagement urbain, comme l’amélioration des conditions de vie dans un quartier dit déshérité, la conduite des tâches de terrain étant confiée à une organisation associative ayant la confiance des habitants.
A l’évidence, ces procédures ne peuvent se traduire par une sorte d’effacement ou de dépérissement de la collectivité territoriale qui se considérerait comme déchargée de ces tâches. Nous sommes en fait en présence de nouvelles formes de division du travail qui laissent, en tout cas, à la collectivité la responsabilité politique et sociale du travail confié à l’opérateur. Elle conserve la haute direction des opérations et dispose à ce titre d’instruments de contrôle.
Les communes urbaines africaines (comme d’ailleurs les Etats) ne peuvent éviter, à ce jour, de collaborer avec des entreprises, des associations, ou avec des compagnies internationales apportant avec elles savoir-faire et capitaux. La vraie question n’est plus à ce jour celle de l’opportunité de tels processus. Elle semble plutôt résider dans la recherche de :
– l’efficacité - y compris sociale - du travail de l’opérateur ;
– la préservation des fonctions que doit continuer à remplir le maître public, de l’ouvrage, de l’aménagement, du service ;
– l’équilibre entre ces deux objectifs qui n’est pas toujours facile à concilier.
5. La spécificité des collectivités locales africaines
Elle résulte de cinq séries de facteurs :
– l’étendue des besoins sociaux à satisfaire générés par l’urbanisation ;
– le relatif dénuement technique et financier des communes urbaines ;
– la dépendance des communes à l’égard des Etats centraux et des sources de financement nationales et internationales ;
– l’absence d’un cadre institutionnel ancien, contraignant, connu, reconnu et accepté par tous les acteurs locaux ou non ;
– la montée en puissance des associations, des organisations non gouvernementales et des associations de solidarité internationale.
La diversité et la flexibilité des méthodes et des procédures qu’utilisent les collectivités locales sont, de ce fait, tout à fait remarquables. Elles peuvent prendre en main, directement, un service, par exemple de nettoyage de la voirie ou bien donner ce travail à faire à une entreprise ou même s’en remettre du soin d’assurer ce service à des associations de quartier à raison d’une association par quartier. Il arrive même que les associations de citoyens prennent l’initiative de ces travaux et viennent ensuite demander à la collectivité de les appuyer, de les rémunérer, de leur confier la libre disposition des moyens des services municipaux.
Les considérations sociales ou socio-politiques sont déterminantes dans les choix institutionnels des collectivités locales africaines. Telle collectivité peut se voir contrainte politiquement de constituer une régie municipale du nettoiement de la voie publique en salariant une main-d’œuvre permanente tout en acceptant que cette régie recrute chaque jour une main-d’œuvre journalière sur le chantier selon des critères spécifiques : préférence pour les jeunes déscolarisés, pour les femmes... On arrive à concilier ici ce qu’une municipalité européenne ne pourrait concilier.
Il arrive parfois que les collectivités locales africaines soient dans un tel dénuement qu’elles ne disposent d’aucun moyen ni de faire ni de faire-faire. Il ne leur reste d’autres choix que d’accepter leur propre impuissance et de laisser les gens se débrouiller seuls. L’intelligence de la maîtrise d’ouvrage communale se manifestera alors par son souci de laisser-faire sous réserve éventuellement de devoir encadrer ces activités par le moyen d’un simple règlement : l’enlèvement des ordures ménagères doit se faire dans telle tranche horaire, les ordures doivent être entreposées en tels et tels lieux... On n’est plus alors en présence d’un procédé de service mais plutôt de police.
Une des premières tâches d’une municipalité est sans aucun doute d’assurer la gestion sociale de la collectivité qu’elle administre et qui est constituée de groupes sociaux, de cultures, de religions, d’associations, de boutiquiers, de portefaix, d’instituteurs, de chômeurs... et aussi, bien sûr, d’électeurs. Un maître d’ouvrage communal s’assure que les décisions qu’il prend et les choix qu’il opère confortent la cohésion sociale dont il est, sous une forme ou sous une autre, le garant.
Le pouvoir local est aussi un pouvoir politique qui, au sens le plus profond, souscrit à un projet de cité. La politique locale a pour objet de placer la cité et la société qui la forme sur une trajectoire de développement ou de régression. Là encore il est tout à fait légitime que le maître d’ouvrage communal décide et choisisse politiquement.
Il est temps de concevoir la maîtrise d’ouvrage municipale, africaine en particulier, comme une sorte de trépied technique, social et politique. On doit cesser de croire que la rationalité technique est seule digne d’être honorée, que les considérations sociales et politiques sont des déviances et viennent corrompre la pure raison.
La maîtrise d’ouvrage communale peut donc aller jusqu’à dire non à une offre pressante et alléchante mais inacceptable portée par un État ou une coopération. Le plus souvent, ce refus est en réalité une invitation à discuter des conditions offertes à la commune. Encore faut-il que les offreurs - et en particulier les coopérations trop peu enclines à discuter directement avec les collectivités locales - acceptent d’ouvrir de telles négociations.
Les latitudes de négociation des collectivités sont souvent réduites. Ainsi les sociétés chargées par l’État d’assurer pour le pays entier la production et la distribution de l’électricité ou de l’eau acceptent rarement de discuter des conditions de cette distribution sur le territoire de la ville avec la collectivité intéressée alors bien même que la loi communale déclare la commune en charge des services publics locaux marchands et non marchands. Il est pourtant évident que toute société concessionnaire - au sens large - nationale aurait intérêt à convenir avec les collectivités des modalités particulières de son intervention locale : approvisionnement des installations communales, programmation des extensions des réseaux, appui de la commune aux campagnes contre les mauvais payeurs...
6. Le pari : contribuer à la formation d’une maîtrise d’ouvrage municipale pivot de la gestion urbaine
Le pari de cet ouvrage est d’abord un pari sur l’avenir des collectivités locales africaines, de leur rôle irremplaçable de gestionnaires des villes qui sont les lieux du développement d’une « nouvelle Afrique ».
Son développement passe d’une part par le redéploiement et la réaffirmation de l’Etat (vaste chantier) et d’autre part par la construction de l’institution municipale. En cette matière beaucoup est à faire. Les municipalités manquent de ressources financières et de compétences techniques.
Ces déficits sont à combler sans tarder mais pas à n’importe quel prix politique. La municipalité n’est pas qu’un appareil de gestion. Elle est une instance politique capable justement de penser et d’organiser son appareil de gestion, d’exercer une véritable maîtrise d’ouvrage.
Ce guide a l’ambition de montrer ce que sont ces choix, au moins dans leur dimension institutionnelle et dans trois secteurs de pointe de l’activité communale et des coopérations internationales : les services, les travaux et l’aménagement.