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Accord UE-USA : ce que « consultation » veut dire

Publié par Collectif Stop Tafta, AITEC, le 27 janvier 2014.

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Accord UE-USA : ce que « consultation » veut dire

La décision du Commissaire K. De Gucht - le 21 janvier dernier - de suspendre pour trois mois les négociations sur le volet « investissements » du projet de Partenariat transatlantique sur le commerce et les investissements (communément appelé TTIP, son acronyme anglais) pourrait sonner comme un début de victoire pour les millions de citoyens qui envisagent avec grande inquiétude la conclusion d’un accord de libre-échange entre l’UE et les USA.
Dans son communiqué, Mr De Gucht déclarait ainsi « connaître des citoyens européens authentiquement préoccupées par cette partie de l’accord UE-USA », et « vouloir maintenant qu’ils aient leur mot à dire »1. La Direction générale du Commerce admettait donc par sa voix que les multiples craintes et critiques exprimées depuis le lancement des négociations (en juillet dernier) par des centaines de milliers de personnes aux quatre coins de l’Europe2 pouvaient après tout justifier de s’arrêter un instant et d’y prêter un peu d’oreille.
Épiphanie démocratique ? On pourrait le croire à l’échelle de la Commission... On est d’autant plus enclins à se réjouir lorsque, comme des dizaines d’associations, syndicats, organisations de défense des droits de l’Homme ou de l’environnement, on s’emploie depuis quinze ans à démontrer la nocivité des politiques commerciales de l’UE en Europe comme dans les pays du Sud, et qu’on est forcé de constater que la DG Commerce montre infiniment plus d’empressement à s’entendre avec les états-major de ses grandes entreprises qu’à écouter les citoyens qui voient leurs milieux de vie dévastés, leur protection sociale démantelée et leurs conditions de vie se dégrader au nom de la compétitivité à tout prix.

Des consultations conçues pour les multinationales
L’exercice de la « consultation » n’a pourtant rien de particulièrement rare et spectaculaire à Bruxelles. C’est en réalité une pratique régulière, qui n’a jamais remis en cause l’hégémonie du monde des affaires sur l’élaboration des politiques de commerce et d’investissement communautaires. En 2013, la DG Commerce a ainsi organisé six consultations publiques3, de même que sept au cours de l’année 2012, dont trois concernaient directement l’accord UE-USA. La consultation annoncée par le Commissaire De Gucht n’a donc rien d’inédit, il s’agit d’une procédure familière.
En quoi consistent ces consultations ? Généralement, à mettre en ligne un texte de travail (en général un texte établi pour l’occasion, et non le texte sur lequel travaillent les fonctionnaires de la DG Commerce et les États membres dans le cadre de la négociation - ou de sa préparation), accompagné d’un questionnaire que les parties-prenantes sont invitées à remplir. Les questions sont pré-établies et le format des réponses est contraint. Rédigés dans une nov-langue typique de Bruxelles, de façon très technique, difficilement accessibles aux simples citoyens non spécialistes des discussions commerciales, ils se présentent souvent sous forme de QCM (avec options à cocher), et ne laissent qu’un espace marginal pour des argumentaires développés et pour des propositions politiques alternatives.
Bien souvent elles sont conçues à l’attention presque exclusive des acteurs économiques, et traitent de questions techniques et commerciales qui ne concernent que les entreprises d’industrie et de services. L’exemple des questions issues d’une consultation passée sur « le futur des relations commerciales entre l’Europe et les États Unis »4, organisée en 2013 le démontre : « le Conseil économique transatlantique - CET -, le Forum de haut niveau pour la coopération en matière de régulation, et les autres coopérations sectorielles existantes entre l’Union européenne et les USA ont-elles apporté des résultats satisfaisants pour vos affaires ? », « êtes vous préoccupé par la question des droits de douane dans votre secteur d’activité ? », « êtes vous préoccupé par certaines mesures sanitaires et phytosanitaires inutiles ? »... Sur les 25 pages du questionnaires, seulement quatre soulèvent des questions concernant les impacts sociaux et environnementaux d’un éventuel renforcement de la libéralisation commerciale transatlantique.
Si bien que la participation des entreprises est écrasante au regard de celle des groupes citoyens porteurs de préoccupations d’intérêt général.
Comment la DG Commerce utilise-t-elle le produit de ces consultations ? A discrétion. Les lit-elle ou non, en tient-elle compte ou pas ? Elle ne fournit en tout cas aucune forme de réponse ou « retour » aux participants, ni ne propose de synthèse des contributions au grand public.

Les vrais enjeux du volet « investissements » de la négociation
On peut donc être à peu près certains que la consultation annoncée n’aura qu’un impact dérisoire sur le contenu du futur accord.
Concentrée sur le seul volet « investissements » de celui-ci, et plus particulièrement le fonctionnement du mécanisme de règlement des différends « Investisseur-État », elle repose sur une seule hypothèse, celle de son incapacité à correctement défendre les intérêts des multinationales européennes contre leurs homologues d’outre-Atlantique. Pour mémoire, les mécanismes dits « de règlement des différends Investisseur-État », lorsqu’ils sont introduits dans un accord de commerce et d’investissement, permettent aux entreprises des pays signataires de recourir à une juridiction arbitrale ad hoc, composée d’arbitres « privés » et indépendante des systèmes de droit existants dans ces pays, lorsqu’elles estiment que leurs investissements ou leurs profits sont menacés par l’autorité publique hôte. De nombreux exemples existent5, qui démontrent que ces mécanismes sont utilisés par les entreprises pour contrer toute forme de réglementation ou de régulation - dans le domaine des droits du travail, de la protection de l’environnement, du soutien au développement économique local par exemple - qui pourrait limiter leur activité (dans le cas de moratoires sur la fracturation hydraulique par exemple), amoindrir leurs bénéfices (dans le cas de nouvelles lois sur la fiscalité des entreprises ou de revalorisation des salaires locaux) ou encore favoriser des acteurs économiques nationaux (par exemple lorsqu’un gouvernement ou une collectivité territoriale veut subventionner des filières économiques afin d’appuyer l’emploi et le développement local).
C’est donc à la voix des entreprises, qui craignent que les dispositions prévues pour l’heure ne protègent pas suffisamment leurs intérêts, que la DG Commerce prête attention en déclarant vouloir renforcer les orientations envisagées jusqu’alors. Des dires même du Commissaire au commerce, la DG Commerce entend utiliser l’opportunité de cette consultation pour « renforcer les dispositions relatives à l’investissement », et que « les négociations relatives au TTIP continuent comme prévues ».
Or l’analyse des acteurs citoyens implique une remise en cause bien plus substantielle de ce mécanisme. Elles estiment en effet qu’il octroie aux multinationales des droits supérieurs à ceux des entreprises nationales, qu’il remet en question la souveraineté des peuples, et leur légitimité à définir les systèmes de normes et de lois dans un cadre démocratique, via leurs instances élues pour les représenter, et qu’il conduit in fine les gouvernements à renoncer à légiférer dans le domaine social et environnemental : les États redoutent en effet de devoir payer les indemnités colossales exigées par les entreprises qui attaqueraient d’éventuelles politiques limitant expressément leurs privilèges, ou les rendant justiciables devant des juridictions de droit national.
Le Mécanisme de règlement des différends Investisseur-État n’est du reste pas devenu un problème avec le lancement des négociations commerciales entre l’UE et les USA en juillet dernier. La société civile a largement dénoncé l’introduction de clauses similaires dans l’Accord (en voie de finalisation) avec le Canada ou dans celui conclu, et paraphé6, avec Singapour. Et la Commission entend bien insérer le même dispositif dans les accords qu’elle a commencé à négocier avec la Chine, le Vietnam ou la Malaisie.
La consultation annoncée ne concernera du reste aucun autre des volets problématiques de l’accord espéré, qu’il s’agisse de la réduction des droits de douane sur les produits agricoles (qui menace directement les petits producteurs de viande, par exemple), de la possible érosion des normes de sûreté alimentaire existantes (et qui limitent encore, pour l’heure, la culture d’OGM en Europe, par exemple, ou y interdisent un certain nombre de techniques de production ou de conditionnement alimentaire impliquant des technologies non approuvées par les autorités sanitaires), ou encore, pour ne citer que quelques exemples, du risque induit par la libéralisation accrue de services d’intérêt général.

L’objectif : déminer le débat avant les élections européennes
Associations, syndicats, organisations paysannes, groupes de consommateurs ou protecteurs des droits et de l’environnement, tous contribuent de façon très régulière, en dehors de ces consultations « imposées », au débat sur la politique commerciale de l’Union européenne, par des publications, analyses et rapports qui sont publiquement diffusés, et transmis à la DG commerce. La prise en compte de ces contributions et propositions de la société civile apparaît pour le moins inexistante. Les réunions du « Dialogue avec la société civile », organisées par la DG Commerce et qui constituent l’alpha et l’oméga de la démocratie dans son enceinte, se résument à la communication d’informations pour la plupart déjà connues, et à des réponses laconiques et imprécises aux questions du public, au motif du caractère sensible des tractations en cours. Dans le même temps, sur près de 130 réunions organisées en 2013 par la DG Commerce avec des « parties-prenantes » des négociations transatlantiques, au moins 119 avaient accueilli des entreprises et leurs lobbies7.

Il importe donc d’interpréter l’annonce de K. De Gucht le 21 janvier à la lumière d’autres paramètres. Sans nul doute, l’immixtion des citoyens dans des débats jusqu’alors confinés à des cercles de spécialistes inquiète la Commission. Mais elle l’embarrasse d’autant plus à quatre mois des élections européennes. En fin de mandat, le Commissaire De Gucht tente vraisemblablement d’adoucir les humeurs populaires et d’extraire le « Partenariat » transatlantique du champ des débats qui pourraient bien nourrir les deux mois de campagne, et influencer le vote des presque 400 millions d’électeurs qui désigneront leurs représentants au Parlement européen et à la tête de la Commission fin mai 2014.
Mais il est probable que la suspension provisoire (pour trois mois) des négociations relatives aux investissements ait surtout l’ambition d’occulter, et d’aplanir, les divergences existant entre les États membres sur le sujet. La France et l’Allemagne ont déjà fait savoir lors de récents conseils des ministres du Commerce leur refus d’un tel mécanisme8, et on voit mal comment la Commission parviendrait à forcer la main de deux des plus influents gouvernements parmi les 28 lorsque le Conseil devra valider (à l’unanimité) l’accord final qui lui sera soumis.

Démocratiser les politiques de commerce et d’investissement de l’UE : mode d’emploi
De démocratie il s’agit en effet, mais pas de la caricature dont nous afflige la Commission en annonçant cette nouvelle consultation. Il est surtout question de contenir l’intrusion d’un débat délicat, et potentiellement nuisible aux groupes politiques qui défendent cet accord bec et ongles, dans la prochaine campagne pré-électorale. De refréner l’effervescence de citoyens révoltés depuis six mois par la perspective de cet accord.
Ce que démocratie voudrait dire en matière de politique commerciale, les centaines de mouvements sociaux et citoyens engagés dans la critique de la stratégie de l’UE en la matière l’ont pourtant maintes fois expliqué :
la publication de tous les textes de négociation sans aucune exception, leur traduction en langage non-technique, et leur mise en débat systématique par les instances nationales et communautaires élues,
la consultation systématique, et a priori, de toutes les parties concernées par le futur accord, afin qu’elles puissent contribuer à formuler les objectifs recherchés à travers celui-ci,
la stricte égalité de traitement de toutes les parties tout au long des négociations, et la fin du privilège d’accès aux documents et aux négociateurs que la Commission confère aux entreprises et à leurs lobbies, de même que la divulgation publique de la liste de tous les experts consultés dans le cadre tout au long des négociations,
enfin la possibilité, pour les parlements européen et nationaux, d’intervenir sur le contenu de l’accord en amont de sa ratification ultime, voire d’en exiger la renégociation – totale ou partielle.

Elles le répéteront haut et fort pendant la consultation et tout au long de la campagne qui précédera les élections européennes. Et commenceront à créditer les velléités démocratiques de la DG Commerce d’un tant soit peu de fondement lorsque celle-ci se décidera à faire la complète lumière sur les intérêts en jeu dans la négociation de l’accord UE-USA, et sur la nature exacte des tractations qu’elle conduit dans ce cadre.

1 http://europa.eu/rapid/press-release_IP-14-56_en.htm

2 Voir ainsi http://www.lafranceagricole.fr/actualite-agricole/allemagne-30-000-manifestants-a-berlin-pour-une-agriculture-plus-verte-83047.html, ou encore http://www.ft.com/intl/cms/s/0/1b2942a0-328f-11e3-b3a7-00144feab7de.html

3 Voir http://trade.ec.europa.eu/consultations/

4 http://babcsf.org/uploads/Cion%20consultation%20on%20EU-US%20trade%281%29.pdf

5 Voir http://www.corporateeurope.org/trade/2013/09/european-commission-preparing-eu-us-trade-talks-119-meetings-industry-lobbyists

6 Voir le rapport conjoint du CEO et du TNI, Profiting from injustice, 2012, http://corporateeurope.org/trade/2012/11/profiting-injustice

7 Il reste à ratifier, puis à promulguer.

8 Paris et Berlin semblent pencher en faveur d’un mécanisme de règlement des différends « État-Etat », du type de celui en place dans le cadre de l’Organisation mondiale du Commerce, et qui pose des problèmes nombreux également (notamment parce qu’il n’offre aucune transparence, et qu’il fait intervenir des spécialistes de l’arbitrage entièrement indépendants vis à vis des juridictions des États concernés), mais qui garantirait malgré tout un plus grand contrôle des gouvernements sur le processus.



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