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Minerais des conflits : le gouvernement doit résister aux lobbies industriels

Publié par AITEC, le 10 novembre 2015.

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Minerais des conflits : le gouvernement doit résister aux lobbies industriels

Novembre 2015 (voir également notre Tribune sur le Monde.fr)

Sans le savoir, des millions de consommateurs achètent des téléphones portables ou ordinateurs fabriqués à partir de minerais dont le commerce finance des milices ou groupes armés, à l’origine de violations de droits humains à grande échelle. On appelle ces minerais les « minerais des conflits » ou « minerais du sang ».

Étain, tantale, tungstène ou or (les « 3TG »), ces minerais sont extraits dans des régions marquées par des violences endémiques, où des groupes armés font la loi, profitent du manque de perspectives de développement et d’une situation politique instable pour asservir la population locale et semer la terreur. Leur longévité et leur puissance de feu s’expliquent notamment par leur contrôle des points d’accès à ces ressources naturelles nécessaires à de nombreuses industries (aéronautique, électronique, joaillerie, défense), et vivent de ce commerce. En République Démocratique du Congo par exemple, plus de 3,5 millions de personnes ont trouvé la mort dans les violences perpétrées par des groupes armés depuis 2015, alors que ces groupes s’enrichissent par centaines de millions de dollar chaque année grâce à la vente de ces minerais. Dans bien d’autres pays, comme la Colombie ou la Birmanie, le contrôle par des groupes armés d’exploitations minières stratégiques est également à l’origine de graves violations des droits humains.

L’Union européenne représente environ 16 % des importations mondiales de ces 3TG1 dans leur forme brute. Elle est également le second importateur de téléphones et ordinateurs portables2 (ces deux produits contiennent des 3TG) au monde. C’est pourquoi la création d’un règlement visant à mettre en place un devoir de vigilance pour les entreprises européennes, même s’elle ne peut à elle seule régler tous les enjeux liés aux conflits alimentés par le commerce des minerais, contribuera à modifier radicalement les flux de capitaux vers les groupes armés et autres acteurs corrompus et dangereux.

L’initative de l’Union européenne pour lutter contre le commerce des minerais des conflits

En 2014, la Commission européenne a proposé une première version de ce que serait la régulation européenne pour briser le lien entre exploitation minière, commerce des minerais et financement de groupes armés illégaux. Avec un train de retard par rapport aux États-Unis qui ont déjà leur propre régulation. Cette proposition était faible et inefficace pour atteindre les objectifs qu’elle se donne, puisqu’elle ne demandait qu’une réglementation volontaire, un « système unifié d’auto-certification » ne s’appliquant qu’à une partie de la chaîne de valeur : aux importateurs de minerais uniquement, et non aux revendeurs de produits finis.

Mais le 20 mai dernier, après examen de cette proposition, le Parlement européen a voté en faveur d’une régulation européenne courageuse qui imposerait un devoir de vigilance, c’est-à-dire des procédures de contrôle, à toutes les entreprises liées à ce commerce, y compris celles qui commercialisent sur le marché européen des produits finis tels que les ordinateurs, tablettes, voitures, téléphones portables, etc. Toute entreprise devrait ainsi se doter d’instruments précis inspectant l’origine et le cheminement des minerais qu’elle achète directement, ou qui composent ses produits, et en communiquer le résultat. Cette proposition s’appuie sur le guide OCDE sur le devoir de vigilance.

Le contraste entre la position de la Commission et celle du Parlement, beaucoup plus progressiste, a entaîné ce projet de législation dans un processus de discussion-négociation tripartie entre la Commission, le Parlement et le Conseil : le « trilogue ». L’objectif est de trouver un accord sur la législation à adopter.

Le Conseil, composé des gouvernements de tous les États membres, doit se prononcer sur sa position. Il s’est réuni le 27 octobre, et, faute d’avoir trouvé un accord, une prochaine réunion se tiendra mercredi 11 novembre, puis le 24 novembre.

Que se passe-t-il en France ?

Un regroupement d’association et ONG françaises, dont l’Aitec fait partie, s’est formé en amont du vote de la régulation par le Parlement en mai, et a demandé à maintes reprises une audition au gouvernement français, afin de partager ses propositions et ses analyses sur cette régulation. Un entretien a finalement eu lieu fin septembre, au cours duquel le Secrétariat Général aux Affaires Européennes (service du Premier Ministre principalement chargé de la coordination interministérielle pour les questions européennes) a clairement affiché sa position frileuse sur le dossier.

En effet, le service du premier ministre s’est montré plus préoccupé par la nécessité d’aboutir à accord qui ne froisse personne plutôt que par la nécessité d’arriver à une régulation qui mette véritablement fin au commerce des minerais des conflits. Sous couvert des difficultés que représenterait une régulation contraignante s’appliquant à toute la chaîne de valeur (autant pour l’amont -les fondeurs et affineurs de minerais- que pour l’aval – les entreprises qui placent des produits finis pour la première fois sur le marché européen), le gouvernement semble capituler d’avance face aux efforts (évidents mais non insurmontables) à entreprendre pour mettre sur pied une régulation efficace.

Brandir la technicité et les défis qu’elle représente comme épouvantail à tout progrès législatif n’est tout simplement pas acceptable. Ni crédible.

S’il faut reconnaître que la version amendée du Parlement nécessite encore un travail de précision sur le plan des définitions, d’harmonisation et de communication auprès des entreprises concernées (qui ont souvent une idée fausse de ce qu’est le « devoir de vigilance »), elle est très proche d’une version finale qui pourrait être à la fois faisable et efficace.

D’abord, le caractère contraignant de la régulation ne nuirait pas à la compétitivité des entreprises européennes, mais au contraire aiderait certaines à avoir accès au marché américain (harmonisation avec la législation américaine, le « Dodd Franck Act » déjà en place), et améliorerait la crédibilité des entreprises auprès des consommateurs. En effet, le sondage CSA portant sur la question, « Les Français et les minerais du sang », publié le 25 octobre dernier révèle que 66 % des français déclarent que « disposer de ces informations [relatives aux conditions d’extraction des minerais] pourrait influencer leur choix lors de l’achat d’un téléphone  ».

En outre, l’application de cette régulation non seulement aux entreprises en amont mais aussi à celles de l’aval influencerait les autres entreprises du secteur au niveau mondial qui font partie de leur chaine d’approvisionnement en exerçant une pression de nivellement « par le haut » exigeant une vraie politique de gestion des risques. Cela permettrait de créer un véritable marché des « minerais propres ». Le Guide OCDE sur le devoir de diligence3 ainsi que les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme4 soulignent que le concept d’approvisionnement responsable ne peut fonctionner que s’il s’applique à la fois aux entreprises en amont et en aval : cela permet aux différents acteurs de partager les informations et d’influencer les fournisseurs de façon collective.

Ensuite, contrairement à ce que déclarent ses détracteurs, le devoir de vigilance comporte un caractère flexible et progressif. Les normes s’appuyent sur des efforts « raisonnables » et une amélioration continue des mesures prises pour évaluer et gérer les risques, et s’adaptent aux circonstances individuelles de l’entreprise, par exemple la place qu’elle occupe au sein de la chaîne d’approvisionnement, sa taille et l’influence qu’elle exerce sur les fournisseurs. Par ailleurs, des législations européennes et nationales rendent déjà le devoir de vigilance obligatoire dans certains secteurs : les entreprises ont donc déjà connaissance du fonctionnement de ce système de gestion des risques. Elle n’est donc pas un fardeau insupportable et insurmontable pour les entreprises, quelle que soit leur taille.

Elle ne s’apparente en aucun cas à un « embargo » visant les zones à haut risques, mais requiert que les entreprises travaillant avec des fournisseurs issus de ces zones se renseignent sur leurs pratiques et rendent ces informations publiques.

Des mesures d’accompagnement sont d’autre part prévues dans la proposition du Parlement, pour soutenir financièrement et techniquement les PME dans la mise en place de ce système de gestion des risques (qui ne revient pas à pour elles à aller chercher l’origine géographique précise des produits achetés mais bien à s’assurer que leur fournisseur respecte les procédures de gestion des risques). La Commission pourrait par exemple proposer aux PME un modèle « politique » de gestion de la chaîne d’approvisionnement, des exemples d’informations qu’elles devraient exiger de leurs fournisseur ou des modèles de reporting standards.

Comment expliquer ce renoncement à protéger les droits humains ?

Depuis que la Commission européenne a déclaré qu’elle travaillait sur une proposition de réglementation, une nuée de lobby industriels a commencé à s’intéresser à la question des minerais des conflits. Depuis 2014, des dizaines de rendez-vous ont été pris et des dizaines de mails ont étés échangés entre des entreprises françaises de l’industrie éléctronique, aéronautique … et la Commission européenne, directement ou par le biais de groupes d’intérêts comme Digital Europe, Business Europe ou encore Eurométaux.

Parmi ces lobbies, de nombreux français : Safran Industrie (groupe international français de haute technologie, équipementier de premier rang dans les domaines de l’Aéronautique de l’Espace, de la Défense et de la Sécurité), Airbus, Business Europe (dont le Medef est membre) ou encore Digital Europe (dont les groupes français Alcatel Lucent, Technicolor et Cassidian sont membres), Eurométaux (dont l’Alliance des Minerais, Minéraux et Métaux est membre) ont abreuvé la Commission européenne de courriers et demandes de rendez-vous.5

Ces groupes ont influencé l’élaboration de la proposition émanant de la Commission : ils n’ont cessé de défendre le « volontariat » dans la lutte contre le commerce des minerais des conflits et ne veulent pas avoir à dépenser un centime pour mettre en place un devoir de vigilance -peu importe si 93 % des entreprises de l’UE qui travaillent avec des 3TG et qui ne sont pas encore affectées par le biais de la législation contraignante américaine ne font aucune référence sur leur site Internet ou dans leurs rapports annuels à une politique relative aux minerais des conflits6. La faiblesse de la proposition initiale s’explique.

Malgré les progrès réalisés par le Parlement européen, les lobbies industriels essayent de bloquer l’application de la législation aux entreprises de l’aval, opposant la prétendue difficulté d’accès aux fournisseurs responsables, et la peur de faire face à des défis d’approvisionnement en découvrant que leur fournisseur principal finance des groupes armés. Ils ne cessent de brandir la difficulté de mise en place d’un système de gestion des risques, alors même que nombre d’entre eux disposent déjà de tels outils, comme Safran Industrie7.

À la place, ces lobbies prônent l’utilisation de l’outil diplomatique pour régler la question : aux États de régler ces problèmes. En somme, ils demandent à ce que les acteurs impliqués au premier plan 8, les entreprises qui achètent ces minerais, ne soient pas importunés par des problèmes qui selon eux ne sont pas les leurs.

Ces positions se fondent sur l’idée selon laquelle les activités commerciales sont des activités neutres ; les entreprises doivent pouvoir jouir d’une liberté absolue et juger d’elles-mêmes si elles souhaitent être « responsables » ou pas, en fonction de leurs intérêts du moment. Toute régulation étant perçue comme une barrière au commerce, et donc nuisible à la compétitivité de nos entreprises et de notre économie toute entière.

Alors, quel modèle le gouvernement français souhaite-il porter ?

Les violations massives des droits humains, les destructions environnementales et le financement de groupes armés dans lesquels sont impliquées directement ou indirectement nos entreprises ne sont-ils que des facteurs de compétitivité parmi d’autres que l’État devrait encourager ? La vision irresponsable des lobbies industriels doit-elle guider la prise de décision politique sur la forme que doit prendre notre commerce ? Les valeurs de la France « des droits de l’Homme » se réduiraient-elles en réalité aux appétits financiers de ses industriels ?

Ou alors le gouvernement français considère-t-il que le travail des décideurs politiques consiste au contraire à relever les défis que pose l’élaboration d’une législation efficace, faisable et juste de manière à défendre un modèle commercial respectueux des droits humains ? Pourra-t-il s’enorgueillir d’avoir soutenu une législation efficace, faisable et juste ?

C’est ce que le gouvernement français devra trancher lors de la prochaine réunion du Conseil européen, le 11 novembre.

En attendant, des organisations de la société civile ont lancé une pétitionvisant à demander à M. Fekl, Secrétaire d’État au Commerce extérieur, de soutenir une législation courageuse et efficace.

Notes
1 Base de données Comtrade de l’ONU (converties en euros). Accessibles sur http:// comtrade.un.org/
2 Idem
3 http://www.oecd.org/daf/inv/mne/EasytoUseGuide_French.pdf
4 http://www.ohchr.org/Documents/Publications/GuidingPrinciplesBusinessHR_FR.pdf
5 Informations transmises par la Commission « Meetings and correspondance between DG trade and stakeholders regarding the Conflict Minerals regulation »
6 Données de la Commission européenne, Étude d’impact, p. 13, p. 19, p. 23 et p. 36.
7 Safran Industrie a déjà mis en place une procédure de tracabilité pour répondre aux exigences du Dodd Franck Act américain.
8 En 2013, l’UE représentait environ 16 % des importations mondiales d’étain, de tantale, de tungstène et d’or (« 3TG ») sous forme brute. Le total de ces importations représente une valeur d’environ 123 milliards € (donnés Comtrade, ONU)

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