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Marché, société moderne, justice - Jacques Bidet

Publié par , le 13 mars 2007.





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Je vais d’abord tenter de répondre à la question « qu’est-ce que le marché dans la société moderne ? ». Je fournirai une réponse conceptuelle abstraite, c’est-à-dire un concept non immédiatement opératoire, qui peut seulement servir à produire des concepts plus concrets et réellement opératoires, et donc à critiquer et transformer les concepts et les approches en usage. Seuls évidemment des économistes, des juristes, des militants politiques pourront produire de tels concepts concrets. Le concept abstrait a pour objet l’unité entre la pensée de ce qui est et de ce qui doit être, c’est-à-dire l’unité de la pensée. Il peut paraître spéculatif. Mais quand tout consensus sur des concepts concrets a disparu, il nous faut remonter plus haut dans l’abstraction. Et tenter de repartir de là. Je partirai d’une leçon et d’une erreur de Marx. Le grand intérêt du Capital est, à mon sens, sa tentative de définir le marché, les rapports marchands, indépendamment des rapports proprement capitalistes. Marx consacre au marché, à la logique de la production marchande, la première section de l’ouvrage, et aux rapports capitalistes tout le reste. Non pas au sens d’une séquence historique (il ne décrit pas d’abord des rapports marchands précapitalistes). Mais selon une séquence théorique, selon la logique incontournable de l’exposé (et qui n’est pas une didactique d’exposé, mais concerne la chose même), séquence qui va de l’abstrait, les rapports marchands, au plus concret, les rapports capitalistes. Il ouvre ainsi une voie nouvelle, que n’avaient pas exploré ses prédécesseurs (Smith, Ricardo). Il se pose en effet une question nouvelle : peut-on construire la société future, le socialisme, sur la base du marché ?

A cette question, il répond non. Il montre en effet que marché généralisé et capital, forment un seul système. Le marché généralisé est le présupposé du capital, qui le pose, le reconstitue et le généralise. Entre la logique du marché et la logique du capital, il y a une relation systémique. La logique du marché ne peut donc être que celle du profit, une logique « abstraite », comme dit Marx, c’est-à-dire indifférente au sort des hommes et à la destruction de la nature.

Conclusion : le socialisme de marché est une chimère. Le socialisme ne peut se fonder que sur l’autre forme de coordination de la production à l’échelle sociale, qui est le plan, lequel fournit la possibilité pour la société d’une maîtrise consciente, démocratique et transparente de son activité. 0r, nous savons aujourd’hui que la société planifiée comporte elle aussi son principe de non-transparence, et de rapports de classes. Non plus à partir de l’appropriation privée des moyens de production, mais de leur appropriation publique, par les managers politiques, économiques et idéologiques du centre. Une autre société de classes, de type différent, avec des potentialités différentes. Son histoire ne découle évidemment pas de la pensée de Marx. Mais celle-ci y a sa part.

Le présupposé contractuel

Il nous faut donc revenir au point de départ. Car Marx a malgré tout introduit dans la culture moderne une question qui ne peut être éludée. Le capitalisme, dont chacun sait ce qu’il porte de négatif, présuppose une logique qui est celle de la libre contractualité entre agents égaux dans leur liberté. Et l’on peut décrire cette logique, comme le fait Marx dans la première section du Capital, sans la moindre référence ni à la domination ni à l’exploitation. Seulement dit-il, cette logique « se transforme en son contraire » dès que l’on se représente qu’elle implique que la force de travail elle-même soit une marchandise.

Cette problématique d’un présupposé de contractualité me semble incontestable. Marx a raison sur ce point, dans l’approche de la contractualité comme d’un présupposé du monde moderne. Mais il n’a pas su le comprendre de façon adéquate. Et l’on ne peut le faire, à mon sens, qu’en opérant la synthèse entre son approche et celle qui vient du contractualisme classique, celui des théoriciens du contrat social. Le résultat est atteint dès que l’on comprend que le présupposé posé la modernité ne peut être le seul rapport marchand. En effet, le marché n’est pas une loi de la nature (enfin découverte), mais seulement une règle qu’une société se donne, et selon laquelle il est entendu que ne sont recevables que des actes d’échange, entre acteurs libres. Et une telle règle ne peut être mise en œuvre sans qu’une volonté centrale ne l’assure et ne l’assume, au nom du même principe de liberté et d’égalité. Mais une telle volonté commune, parce qu’elle s’affirme libre, peut par définition vouloir autre chose que le marché : elle peut vouloir les arrangements, la prévision, le plan. Le concept de contrat n’est donc pas par essence une catégorie des rapports privés, mais de la relation antinomique entre rapports privés et publics. Il y a antinomie entre le marché et le plan, parce que ce qui est donné à l’un est ôté à l’autre. Mais ils sont l’endroit et l’envers de la même figure contractuelle, qui est le présupposé de la modernité. Si du moins comme il apparaît de Hobbes et Descartes à Weber et Rawls - la modernité est affirmation de rationalité et d’égalité.

Mais la contractualité n’est que le présupposé du monde moderne. Elle n’existe à l’échelle sociale qu’à travers ses formes concrètes, ses média - dirais je en détournant Habermas -, à savoir le marché et le plan, qui sont, l’un et l’autre, principes de rapports de classes : le marché, principe du capitalisme, et le plan, principe de l’étatisme. La contractualité « est formatrice de classes » parce qu’à l’échelle sociale, elle ne peut exister que comme la contractualité interindividuelle du marché ou la contractualité centrale du plan, ou combinaison des deux. Où l’on voit que la notion de classes ne désigne pas des groupes sociaux : elle spécifie la nature, les déterminants, la forme d’une polarité conflictuelle dynamique et mouvante. Bref, la contractualité se transforme ainsi « en son contraire », selon une formulation dialectique de Marx. Qui est un beau défi théorique. Car la contractualité ne disparaît évidemment pas en donnant lieu à son contraire. Et il reste à spécifier son statut de réalité, qui ne peut être ni celui d’une illusion, ni celui d’un simple idéal.

Son statut de réalité se conçoit aisément dès que l’on envisage la troisième dimension du présupposé contractuel, qui est l’associativité. La relation contractuelle présupposée n’est pas seulement interindividuelle et centrale, mais aussi associative. Si A peut librement contracter avec B en toute choses, ABCD peuvent librement contracter ensemble. Face à la volonté publique, c’est-à-dire générale et commune, le rapport privé possède ces deux dimensions : interindividuelle et associative. La contractualité présupposée est l’articulation de ces trois dimensions.

En d’autres termes, les sociétés de classes modernes se caractérisent par le fait que la domination et l’exploitation y reposent sur des rapports contractuels présupposés. Comme le disent Marx et Weber, I’un et l’autre avec le vif sentiment de formuler un énoncé théorique essentiel, l’exploitation capitaliste moderne est l’exploitation de l’homme libre.
Selon moi, il faut pousser cet énoncé jusqu’au bout : I’exterminisme moderne lui-même ne peut être compris qu’en référence aux rapports de classes modernes, et ceux-ci ne peuvent être compris qu’en référence au présupposé de contractualité. La pathologie de la société moderne ne peut se concevoir comme une simple domination de la raison instrumentale sur la raison pratique, comme l’ont voulu les théoriciens de Francfort et Heidegger lui-même, mais comme interne à la pensée « pratique », au sens que les philosophes donnent à ce terme, celui de la pensée éthico-politique.

Voyons les choses plus concrètement. Ou plutôt, évoquons sous la forme d’un schéma primaire, la logique circulaire qui est celle de la modernité. A laquelle résiste, il faut le dire, l’idéologie linéaire du progrès, familière aux enfants des Lumières et du mouvement socialiste. Les salariés du capital sont libres de s’associer - du moins à la mesure des rapports de force qui s’établissent à un moment donné dans la structure de contractualité interindividuelle, c’est-à-dire capitaliste. Ils s’associent pour se défendre, imposer des salaires, des conditions de vie, et, de proche en proche, pour exiger une régulation de l’ordre économique, pour contrôler le centre. Finalement, ils exproprient le capital et fondent une société planifiée, laquelle donne lieu à une monopolisation, cette fois centrale, de l’appareil de production et de connaissance. Mais cela se passe dans le monde moderne, cela est le monde moderne, avec seulement cette contradiction plus aiguë : une telle société (planifiée sans marché) appelle le parti unique, c’est-à-dire une tendance à la privatisation de l’Etat. Cela ne suffit cependant pas à reverser ces sociétés dans la prémodernité. Car elles restent officiellement fondées sur la participation libre et égale de tous. Comme dans le capitalisme, il est incessamment rappelé à chacun que l’exception - si vaste et si totale soit-elle - n’est pas la règle, et que la règle est censément fondée sur la libre détermination commune. C’est d’abord par un processus interne, qui n’est pas seulement celui de son délabrement, mais tient aussi au fait de l’affirmation publique de ses présupposés et de la dynamique qui fait corps avec cette affirmation, que cette société produit ses propres « fossoyeurs ». Qui exproprient finalement la classe dominante. En passant, il est vrai, la main à une nouvelle, dont la prédominance repose sur l’appropriation privée.
Le monde tourne-t-il donc en rond ? Je ne voudrais pas le laisser croire. J’ai seulement voulu indiquer la place du troisième terme, celui de l’association. Elle n’est pas telle qu’il puisse remplacer les deux autres, le plan et le marché, comme en rêvent tous ceux qui voudraient fonder une société nouvelle sur l’association ou l’autogestion, etc. La raison en est que l’association n’est que le troisième terme de la relation contractuelle, inséparable des deux autres. Dès que l’on s’associe à l’échelle sociale, la question se pose de l’organisation planifiée et du laisser-faire interindividuel. L’association est pourtant le lieu critique où s’affirment sans entrave, liberté et égalité. Mais un projet de société juste - appelons-la société socialiste - ne peut miser unilatéralement sur l’une des trois dimensions de la contractualité. C’est nécessairement un projet de juste articulation de ces trois formes. Tout le problème est de savoir ce qu’on entend par justice, et par juste articulation.

Avant d’en dire un mot et de terminer sur ce point, je voudrais ouvrir une brève parenthèse, pouvu qu’on ne se méprenne pas sur mon propos. Je propose une trame générale d’analyse, qui ne peut remplacer l’analyse globale systémique, proposée par les théoriciens du système du monde. La théorie générale permet seulement de mieux fonder une théorie globale systémique. Elle décrit la logique propre à une forme étatique-nationale moderne. Mais, comme on le sait depuis Braudel, le propre du monde moderne est d’être une pluralité de tels Etats-nations, les uns formant centre, d’autres périphérie. La puissance des Etats du centre tient à leur capacité de développer la relation capitaliste dans sa dynamique, qui est celle de l’exploitation du travail libre, ou relativement plus libre. Et cette puissance est telle qu’elle permet l’assujettissement d’Etats périphériques, dans lequel la proclamation de libre contractualité approche progressivement de la fiction.
Bref, la théorie structurelle générale et la théorie systémique globale ont deux objets différents. On ne saurait cependant les séparer. Rappelons-nous qu’il n’a fallu, en 1793, que quelques mois aux noirs de Haïti, salariés esclaves de la périphérie capitaliste, pour comprendre que les libertés bourgeoises les concernaient. Et quelques années pour conduire sous ce drapeau une révolution victorieuse.

Une théorie de la justice

Je terminerai en indiquant deux tâches prospectives.
La première est la formulation d’une théorie de la justice. L’approche théorique que je propose permet de lier cette question, celle du devoir-être, à celle de l’être social. Le présupposé contractuel n’est pas une fiction, que l’analyse scientifique ou la critique de l’idéologie, pourrait écarter. Il a une réalité, un statut d’ontologie sociale. Une société moderne est une société qui affirme liberté et égalité dans ses préambules, et cela, même si elle ne possède pas de constitution. Nous sommes, hommes modernes, les enfants de la promesse, les fils de la parole. Celle que les hommes s’adressent mutuellement. C’est un point que Habermas me semble avoir établi : toute parole sociale est un engagement, un « illocutoire ». La société moderne est celle qui s’affirme fondée sur la parole, c’est-à-dire sur des principes acceptables par tous. Le statut d’ontologie sociale de cette promesse consiste dans le fait que, puisque c’est une promesse et une proclamation, les hommes sont légitimés à s’en emparer, à exiger qu’elle soit tenue. C’est pourquoi, du reste, la lutte de classes est constante, non pas, comme l’a cru Marx, dans l’histoire, mais dans l’histoire proprement moderne.
J. Rawls s’est exercé à déterminer des principes, mais qui ne sont dans son esprit que les principes d’une société idéale, dont l’idée peut nous guider. Lorsque l’on comprend que ces principes de liberté et d’égalité ne sont que l’explicitation de la promesse fondatrice de la société moderne, on comprend aussi que ceux contre lesquels ils sont retournés, sont absolument fondés à s’en emparer pour en faire des exigences. C’est-à-dire les principes d’une lutte pour une société juste.
Je ne puis développer ici le contenu d’une théorie de la justice. J’indiquerai seulement qu’elle peut avancer un « principe de subsidiarité ». Pas celui que l’on avance habituellement, mais plutôt son contraire direct. Il affirmerait que tout ce qui peut être fait par coopération ou association directe, doit être soustrait à la logique de l’organisation ou du plan, et que tout ce qui peut être fait selon une organisation ou une planification démocratique doit être soustrait au marché. Car il y a plus de discursivité, de raison publique et de valeur partagée dans l’association que dans le plan, et dans le plan que dans le marché.

La seconde tâche est celle de travailler à nouveau, à des modèles de socialisme. Un modèle de socialisme est un projet qui combine des rapports d’association (ou de coopération directe), de plan (ou d’organisation) et de marché selon les critères d’une société juste, c’est-à-dire libre, égale et efficace, au sens où la question de l’efficacité est interne à celle de la justice. Il propose un mode déterminé de partage de la propriété des moyens de production, des principes de gestion, de distribution, des formes de fonctionnement financier, d’accès à la formation et à l’information, qui doivent assurer les conditions d’existence d’une telle société. Il existe actuellement dans le monde anglo-saxon une intéressante discussion de tels modèles. Ces travaux retraduisent les éléments d’une théorie analytique de la régulation, dans les termes d’un projet dynamique d’émancipation.
Les modèles de socialisme se distinguent des projets de partis en ce qu’ils forgent la représentation de la forme ultime de société juste concevable à un moment donné, - à partir de laquelle des programmes de transition peuvent être pensés.
S’il est vrai que seule la fin justifie le chemin.

Jacques Bidet