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Grands corps de l’Etat et démocratie - 2000

Publié par , le 13 mars 2007.





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« Omniprésente, quand ce n’est pas omnipotente, dans notre pays, la fonction publique est un enjeu décisif de toute réforme démocratique, en distinguant bien la question des grands corps de l’État de la situation de la masse des fonctionnaires.
La France a toujours eu une haute Fonction Publique de grande compétence technique, qui a même eu tendance à assurer la pérennité de l’État face à des gouvernements faibles. Avec la Cinquième République s’est progressivement mise en place une confusion des genres entre le pouvoir politique légitime et les grands corps, ces derniers envahissant petit à petit toutes les sphères du pouvoir : de l’administration et de la politique vers l’industrie, la banque et les médias ». Cette création française correspond au premier modèle de l’élitisme républicain, qui n’est plus adapté aux défis d’aujourd’hui mais instaure désormais la « tyrannie du diplôme initial ».
Les grands corps constituent un paradoxe : ils sont le sommet de la méritocratie républicaine, tout en ayant un fonctionnement et des effets monarchiques, anti-démocratiques qui en font le cœur de l’étatisme à la française.
Comment sortir démocratiquement de ce cercle vicieux ?

I - Le phénomène et son importance

Il désigne une élite qui s’annexe les fonctions dirigeantes, cultive la méritocratie, autogère son développement et dispense des privilèges non négligeables. C’est une réalité spécifique à la France parmi les pays développés. Elle date de l’Ancien Régime et de l’Empire, mais elle est devenue le symbole de l’élitisme républicain. Comme quoi notre histoire comprend de grandes continuités au-delà des ruptures politiques.
Un grand corps est une institution administrative de haut niveau dont les membres sont considérés comme de hauts fonctionnaires, dont l’accès est strictement réglementé et dont les missions premières sont de contrôle ou d’ordre judiciaire.

Ils sont de deux sortes :

1° les grands corps administratifs. Les trois plus prestigieux ont été créé au XIX e siècle : Conseil d’État, Cour des Comptes et Inspection des Finances.

2° les grands corps techniques d’État (essentiellement ceux des Ponts et des Mines) datent de l’Ancien Régime, confirmés dans leurs missions par la Révolution.

Durant toute la IIIe république, l’accès aux trois grands corps administratifs d’État reste socialement très connoté : ceux qui n’appartenaient pas aux classes dirigeantes n’avaient aucune chance de les intégrer. Avec la création de l’ENA et son monopole d’accès aux grands corps administratifs, l’accès aux grands corps est devenue le symbole de l’élitisme républicain : ce sont les meilleurs élèves des deux meilleures écoles qui y ont accès par des concours anonymes. Ils sont devenus une élite administrative méritocratique.
Jusqu’aux années soixante-dix, le système d’enseignement permettait à certains enfants (en petit nombre) de milieux défavorisés de classes moyennes-inférieures d’y accéder. Depuis les années quatre-vingts, les chances d’enfants de milieux défavorisés d’y accéder sont devenues nulles.

II - Le verrouillage anti-démocratique

1) Leurs effets sur l’administration

Les "grands corps" n’ont pas de réalité administrative officielle. L’accès au corps est réglé en général par des concours et il détermine les possibilités d’activité professionnelle.Ses aspects positifs (indépendance par rapport au pouvoir politique -puisque l’accès au corps se fait par concours- , neutralité des fonctionnaires) sont plus théoriques que réelles. Car l’accès aux corps est réglé indépendamment des réalisations professionnelles.
Les réalités de corps, aggravées par la diffusion de leurs membres dans toutes les directions et aux postes les plus élevés y génèrent cinq effets pervers :
 chacun y entre avec le projet d’en sortir aussi vite que possible, soit dans la haute administration, soit dans un cabinet ministériel, soit dans une activité politique, soit dans une entreprise ;
 le recrutement est indépendant des compétences professionnelles. Le seul but du corps est de tenir son territoire ;
 la gestion des carrières se fait dans l’intérêt du corps, indépendamment de celle de la haute administration. Ces grands corps sont des instruments de dé-cloisonnement qui confortent le cloisonnement administratif car ce sont les seules institutions administratives pluri-ministérielles ;
 en plus de leurs missions de contrôle, ils s’arrogent de plus en plus des missions d’évaluation. D’où le retard des pratiques d’évaluation des politiques publiques en France.
Cet ensemble d’effets pervers fait système car ils se confortent mutuellement. Tous dévalorisent le mérite professionnel. Il n’est jamais pris en compte pour accéder aux postes ; les carrières se déroulent indépendamment des réalisations professionnelles ; le mérite est uniquement forgé dans le diplôme initial.

2) Leurs effets sociaux

Les grands corps constituent le vivier non seulement de la classe ad-ministrative, mais de toute la classe dirigeante. Les cabinets ministériels en sont remplis ; les responsables politiques, les patrons de gran-des entreprises (publiques ou privées) aussi. Deux caractéristiques :

a. Une sélection très précoce (le recrutement a lieu entre vingt et vingt-cinq ans) d’environ soixante-dix personnes par an sélectionnées sur une classe d’âge de 700 000. Trente ans plus tard, l’essentiel des responsables politiques, administratifs, industriels, financiers provient de ce petit vivier. Ce record mondial de bureaucratisme n’a même pas été atteint par l’URSS au cœur de sa période stalinienne.

b. Un accès rapide à de très hautes responsabilités:ces élites ont ainsi une connaissance de l’ensemble de la société exclusivement vue du haut. La carrière-type est la suivante : après trois ans dans son corps, passage dans un cabinet ministériel, puis soit l’on reste quelques années dans un poste important de la haute administration, soit l’on rejoint directement le monde de l’entreprise - également à un poste important. La vie professionnelle se fait donc exclusivement sur les hauteurs. Ce qui ne contribuera pas à une compréhension des problèmes sociaux.

Dans les entreprises aussi, les cadres dirigeants ainsi parachutés n’ont jamais fait leurs preuves sur le terrain. De même du côté du politique, on ne commence plus par le militantisme à la base, puis des fonctions électives locales. Le "grand corps", après son passage dans un cabinet, se voit proposer une circonscription qui lui procure la légitimité démocratique qui lui manquait pour exercer une responsabilité politique importante.

3) Effets pervers :

a - une faible différenciation de la classe dirigeante et un monopole de l’expertise légitime constitué à l’école. Tous ces gens viennent du même endroit, ont la même formation et suivent la même carrière. D’où peu de débats puisque les points de vue sont fondamentalement les mêmes. De plus, comme ce sont eux les méritants qui savent, toute remarque venant d’un autre milieux n’est pas audible.

b - Une fermeture de la classe dirigeante, puisqu’on y accède à vingt-cinq ans ou plus du tout ! En fait, ceux qui sont bien nés peuvent y accéder aussi. L’accès aux grands corps s’ajoute donc aux "vrais héritiers". De toute façon, l’accès à la classe dirigeante se fait très jeune et dure trente ans.

c - Une conception du mérite qui s’enracine dans le diplôme initial. Conséquences : rentes à vie, très faible mobilité intra-générationnelle comme conséquence de cette méritocratie scolaire. Les jeux sont faits à la sortie du système d’enseignement. D’où une idéologie méritocratique qui, pour favoriser en théorie la mobilité inter-générationnelle, limite au maximum la mobilité intra-générationnelle : pas de seconde chance. D’où une quasi-impossibilité de réformer le système d’enseignement. Car sa mission première n’étant pas de former mais d’extraire cette élite de 70 personne, il s’organise autour d’elle. Il fonctionne donc à l’exclusion à chaque niveau.

4) Ils sont au cœur d’un étatisme anti-démocratique

a. La crise politique actuelle est celle d’une république jacobine exclusivement représentative On n’en sortira par le "haut" (le "bas" étant l’aggravation du caractère despotique du régime) qu’en revenant au fondement de la légitimité, pour l’élargir en la renouvelant. C’est-à-dire (et c’est ce que déclinent les propositions de la Charte et celles qui les prolongent) :
 d’une part, en élargissant le champ de la représentation par le vote,
 d’autre part, en élargissant les formes de la participation au-delà du vote.

La décision publique n’est pas un moment sacral unique réservé au seul souverain mais un processus complexe : les citoyens veulent participer de différentes manières à ses différentes phases - et non plus être sacrés "souverain" symboliquement par le vote, puis écartés, ignorés comme " peuple introuvable" juste après.
Les grands corps constituent en France le vrai système de décision transversal, réduisant en fait le système représentatif actuel à n’être qu’une façade. Car les seuls élus-décideurs qui pèsent réellement sur le processus de décision, ce sont ceux qui en sont membres.

b. La séparation des pouvoirs. Elle est constitutive de la démocratie. D’abord pour que chacun, chaque fonction politique, s’accomplisse efficacement. Car dans leur confusion actuelle, ils se paralysent et parasitent mutuellement.

Mais aussi parce que cette séparation est indispensable au débat démocratique, qui est lui-même comme l’oxygène de la citoyenneté, car il permet la formation du jugement du citoyen. Ceci à condition qu’il parvienne à se structurer.

Là, les grands corps ont une responsabilité directe dans l’insuffisance récurrente du débat démocratique en France parce que sa structuration, son approfondissement à propos des choix fondamentaux de société risquerait de remettre en cause leur propre pouvoir d’arbitrage. Depuis trente ans, le nucléaire civil en est un exemple caricatural.

Enfin, la confusion des pouvoirs est toujours au fondement des phénomènes de corruption.

III - Comment les réformer

1) Pourquoi ne pas les supprimer ?

a. Ce genre de mesure a été annoncé par des gouvernements de gauche, qui se sont empressé de l’oublier. D’abord parce qu’ils ont largement fait appel à eux. Et il est vrai qu’ils ont leur utilité car ils constituent l’une des conditions du dé-cloisonnement entre administrations cloisonnées !

b. Si l’on tentait de les supprimer, ils se reconstitueraient immédiatement, car ils fonctionnent aussi comme des réseaux, par cooptation.

c. Ce qui est réellement contestable est moins leur mission (de contrôle, de conseil) que leur constitution en réseau et surtout, un mode de fabrication du mérite. L’important est de revaloriser le mérite professionnel.

2) Les propositions de la Charte de la citoyenneté

Il s’agit de les ramener à leur noyau fonctionnel en leur supprimant leurs privilèges actuels pour en faire des corps d’exécution. Dès lors, leur utilité est de dynamiser la moyenne fonction publique par la perspective d’y accéder après dix ans de pratique professionnelle.

a. Conditions d’accès et de scolarité dans les grandes écoles publiques et les écoles de commerce :

 réforme des conditions d’admission et de scolarité à l’ÉNA,
 ouverture des concours d’accès aux écoles publiques d’ingénieurs et de commerce aux candidats titulaires d’une licence ou d’un diplôme admis en équivalence,
 place disponibles dans les grandes écoles publiques fonction des postes disponibles à la sortie de la scolarité dans les trois fonctions publiques.

b. Accès aux "grands corps" réservé aux fonctionnaires ayant au moins quinze ans d’ancienneté, ou à l’âge de quarante ans. L’appartenance se perd au bout d’un an de disponibilité ou de mise à disposition.

c. Mobilités accrues (professionnelle comme externe) de la haute fonction publique.

d. Conditions générales d’exercice de la fonction, commune à tous les fonctionnaires
 Clause de conscience et de responsabilité,
 Suppression des rémunérations accessoires et révision des grilles de rémunération dans la fonction publique.