AITEC
Bouton menu

Pourquoi un séminaire sur les Services d’Intérêt Général et la mondialisation (SIGEM) ?

Publié par , le 14 mars 2007.





Partager :

bouton facebook bouton twitter Bouton imprimer

L’idée de ce séminaire est née d’un besoin ressenti et exprimé par des militants d’associations, qui se battent depuis des années contre les effets concrets de ce qu’il est convenu d’appeler la « libéralisation de l’économie » : augmentation des inégalités et développement de la misère. Le service public se trouve tout naturellement au centre de ce débat. En fait, plus que le service public comme instrument, c’est la place, le rôle et les conditions d’intervention de la puissance publique dans les sociétés modernes qui sont en cause.
Les phénomènes observés sont souvent paradoxaux, de plus en plus difficiles à décrire et encore plus à comprendre, parce qu’il n’est pas forcément d’enchaînement logique et de sens préétabli. C’est ce qui donne de la force à l’idée d’« ordre spontané » développée par Hayek. Un ordre spontané rend possible la circulation de l’information et une production collective d’information (le marché), bien plus riche et de façon bien plus efficace pour la collectivité qu’aucun cerveau humain ne saurait le faire, nous dit Hayek.

Hypothèse, semble-t-il, validée par l’échec des économies et des sociétés administrées, bureaucratisées - en clair des sociétés soviétiques. Donc, laissons faire le marché, il n’y a plus besoin d’État et certains parmi les plus radicaux des ultra-libéraux comme Milton Friedmann fils vont jusqu’à préconiser sa disparition. Et pourtant, chacun sent bien que c’est un peu court. Pour survivre, pour exister simplement, l’ordre spontané a besoin de règles et de lois, donc d’organisation, donc d’ordre non-spontané. Le paradoxe est tel que souvent, ce sont des partisans du marché (de l’ordre spontané) qui, en position de faiblesse par rapport à leurs concurrents, demandent alors l’intervention de la loi ou de l’État - de l’ordre non-spontané - pour ne pas se trouver en situation de subordination ou parfois même disparaître.

Qu’est ce que cet « ordre spontané » et surtout quel rôle ce concept joue-t-il dans les débats aujourd’hui ?

Dans L’âge des extrêmes - Histoire du court 20ème siècle, Éric J. Hobsbauwn traite Hayek de "Vieux Croyant" (p. 359) et plus loin parle à propos de l’école autrichienne et de l’école de Chicago de "théologiens ultra-libéraux" (p. 534). On peut se demander si à une période historique dans laquelle la prégnance des églises est moins forte, l’ordre spontané ne remplace pas Dieu dans les rapports sociaux - notamment économiques. Ceci expliquerait pour partie l’importance des théories économiques dans nos sociétés développées et des nouveaux clercs (du nouveau clergé) que sont les économistes. Dans ce cas, le but de nos travaux consisterait à laïciser l’économie et à changer le statut de la « science économique » de théologie, en démarche réellement scientifique.

En effet, la science économique est une création humaine, donc nécessairement susceptible de contestation. En fait, n’est-elle pas de façon détournée, non clairement avouée, voire parfois camouflée, d’abord l’expression idéologique d’intérêts particuliers ou collectifs et volonté de puissance sur la société pour notamment s’enrichir ? Mais n’est-elle que cela ?

Dans ces conditions, la démarche initiée par le SIGEM, alliant dans un travail commun des militants associatifs, syndicalistes, praticiens et enseignants-chercheurs, doit encore s’élargir et s’ouvrir à l’interdisciplinarité. Nos débats le démontrent : il y faut des historiens, des philosophes, des juristes, des sociologues, des philosophes du droit, des sciences, etc. Car les questions qui sont en suspens ne sont pas tant des problèmes de connaissance des auteurs (celle-ci est toujours possible en les lisant) que de mise en perspective sociétale.

La société européenne existe-t-elle, a-t-elle suffisamment de consistance pour souhaiter la construction de services publics (ou services d’intérêt général) européens, avec les solidarités sociales et territoriales que cela implique ? Et réciproquement, les services d’intérêt général ne peuvent-ils pas contribuer à la construction de cette société civile ? Où en est aujourd’hui la constitution de cette société ? À quel stade en est-elle compte tenu du niveau atteint dans la construction de l’Union européenne ? Cela nous renvoie, non seulement aux formes de régulation de l’économie, mais aussi au débat actuel sur les institutions européennes, voire les institutions des États-membres.

La construction européenne est-elle aujourd’hui et seulement un avatar de la mondialisation et peut-on alors dans ce processus de mondialisation jouer à saute-mouton sur la construction d’une puissance politique européenne, avec le rôle de l’économie et du politique à ce niveau ?

La question des rapports entre le service d’intérêt général (ou service public) et les droits fondamentaux de la personne est une idée née dans le cadre des réflexions sur les services publics et l’Europe, et en même temps dans maints réseaux de lutte pour une Europe sociale. Si cette idée nouvelle est apparue récemment dans la société civile européenne, c’est bien parce que celle-ci commence à exister. Elle produit des idées, des revendications, des actions sociales, de la réflexion intellectuelle.

Dans les sociétés européennes, les défauts de l’intégration sociale se sont, jusqu’à présent, plus ou moins compensés par une intégration politique. Un processus démocratique, l’accès à des garanties et droits égaux, assurent de fait plus ou moins bien la cohésion d’une société de plus en plus complexe, multiculturelle et cosmopolite. La garantie des droits fondamentaux à travers les services d’intérêt général constitue donc aujourd’hui un axe majeur de la construction de l’Union et de la constitution d’une opinion publique, d’une société européennes.

L’enjeu en a d’ailleurs bien été senti par la Commission européenne - certes sous la pression de mouvements sociaux et d’associations - quand elle déclare dans sa communication que « les services d’intérêt général (...) constituent (...) un élément de l’identité culturelle pour tous les pays européens, jusque dans les gestes de la vie quotidienne ». Si cela est vrai, le rôle et la place de l’usager dans les processus de définition, de contrôle des services publics deviennent centraux. Les outils pour cela sont encore à construire.

L’évaluation démocratique pourrait être à la fois un levier et une méthode pour une participation des citoyens dans leur dimension d’usagers-consommateurs. Elle constituerait un processus d’appropriation par l’usager-citoyen de ses services publics et une évolution de la démocratie représentative vers une démocratie plus participative. Il pourrait s’agir d’un début du passage de la médiation par quelques-uns dans la démocratie représentative, à la participation réelle vers une démocratie participative à contenu plus large, avec des acteurs plus nombreux.

De même, la problématique de la régulation (pas seulement la régulation des services publics, mais plus largement de la régulation sociale) se pose aujourd’hui en termes nouveaux, que la théorie économique semble ignorer. Avec l’apparition des multinationales, y compris dans les services publics, de la financiarisation de l’économie, de la "nouvelle économie", les rapports de force se sont modifiés. Les rapports entre pouvoir, argent, pouvoir d’influence ont évolués. L’argent a souvent pris le pas sur le pouvoir. Or, l’argent ne se démocratise pas. Le pouvoir de régulation qui est propre aux décisions engage la collectivité selon une Iogique différente des mécanismes de régulation propre au marché.

L’idée que la démocratie est intrinsèquement liée (consubstantielle) à l’économie de marché, et que l’une ne va pas sans l’autre, et l’autre sans l’une, n’est certainement qu’une subtilité idéologique pour asseoir un mode de production, le capitalisme, prédateur et aliénant. Les rapports entre économie libérale et démocratie (liberté) ne sont donc pas aussi évident. L’exemple du Chili des années après le coup d’État de 1973, dans lequel les « Chicago boys », conseillers américains de Pinochet, ont réussi à instaurer une économie de marché sans restriction, tendrait à démontrer l’inverse. Les vingt-cinq dernières années nous offrent une série d’expériences éclairantes sur ces rapports. Un examen de ces expériences très diverses (mais est-ce bien aussi divers) que :

 le Royaume-Uni de Mme Thatcher, qui a brisé la longue grève d’un an des mineurs afin de réduire la puissance des syndicats, et de renforcer celle de l’État,
 les États-Unis des années Reagan et de la contre révolution conservatrice, avec leur rapport aux armes, à la peine de mort et l’évolution de leur système carcéral,
 la Chine du passage de l’économie communiste centralisée et administrée à l’économie de marché avec un parti unique répressif étouffant la société civile et la politique,
 la Russie du passage violent et mafieux de l’économie administrée au capitalisme, ainsi que l’expérience des ex-Républiques de « démocratie populaire »,
nous apprendraient sans doute beaucoup sur les rapports et les « non-liens » entre le marché - qui conduit inexorablement au monopole privé et à la main-mise de quelques uns sur l’économie - et la démocratie. Ce travail reste à faire. Entrepris de façon pluridisciplinaire, à l’heure de la mondialisation et de l’élargissement de l’Union européenne aux pays de l’Europe orientale, il permettrait sans doute une meilleure appréhension des possibilités et moyens d’intervention des citoyens (aujourd’hui trop souvent transformés en consommateurs) dans la chose publique, la vie de la cité, la Res Publica.
En fait, le service public, qu’on le prenne au niveau local, national, européen aujourd’hui, et sans doute mondial demain, parce qu’il est « au coeur de l’interdépendance sociale » selon la formule de Léon Duguit, concentre tous les enjeux de société. Le travail pour en saisir la portée, ses nécessaires évolutions, conduit à des interrogations sans fin et sans limite.

S’il y a bien « ordre spontané » dans la mesure où nos actions n’ont pas toujours (pas souvent ?) les conséquences imaginées et qu’il y a impérieuse nécessité de réajustement permanent (le pragmatisme fait partie naturellement de l’activité humaine), n’y a t-il pas aussi à côté un ordre non spontané qui lui est complémentaire et indissociable ? Ces deux ordres sont en perpétuel conflit, interdépendants et inséparables. Si l’un prend le pas sur l’autre, le déséquilibre aboutit alors à des formes de dictature plus ou moins molles ou totales selon le degré de ce déséquilibre. La dialectique ordre spontané/ ordre non ,spontané, avec forcément une « respiration », donc une certaine asymétrie, constitue l’espace démocratique « pire des systèmes à l’exception de tous les autres », justement parce qu’il ne peut que reposer sur un certain déséquilibre, sous peine d’immobilisme, donc de mort.

En fait ce débat ne sera jamais achevé. Nous voudrions le rendre moins caricatural, plus clair et accessible, en cernant mieux les vrais enjeux - notamment les enjeux de pouvoir - et en les mettant en lumière.

Ces deux ans de séminaire et la journée du 11 mars 2000 ont, nous l’espérons, marqué une première étape dans cette recherche.