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Quelles réponses à l’illégalité des quartiers dans les villes en développement - Alain Durand-Lasserve & Jean-François Tribillon - 2000

Publié par , le 6 mars 2007.

Le séminaire ESF/N-AERUS des 23-26 mai 2001 à analysé les fondements, le contenu et les caractéristiques des politiques publiques vis à vis de l’illégalité des quartiers.





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Sommaire :

NOTIONS ET INTERPRÉTATIONS

1. Quels sens donnons-nous au terme illégalité ?

2. Illégalité des villes, des quartiers et de l’habitat

3. Les registres de l’informalité et de l’illégalité

4. Comment en sommes-nous venus à donner tant d’importance au crière de légalité ?

5. Les politiques vis à vis de l’illégalité des quartiers et de l’habitat

QUESTIONS POUR UN DEBAT

1. Renouvellement des manières de penser et de traiter l’illégalité des établissements humains

2. L’illégalité des établissements humains : société de droit ou société de réglementation ?

3. Un faisceau de normes applicables à chaque dimension de l’urbain

4. Les avantages et les inconvénients d’un système de normes

5. Appréhender la situation de l’habitat illégal dans sa dynamique
6. La légalité et la légitimité face à la pluralité des systèmes de droit

7. L’offre et la demande de légalité : dimensions culturelles et économiques

8. Une légalité à l’intention des plus pauvres ?

9. La légalisation-régularisation des quartiers illégaux a-t-elle des effets pervers ? Lesquels et comment ?

10. La légalisation/régularisation des quartiers illégaux constitue-t-elle un moyen efficace de lutte contre la pauvreté ?

11. Illégalité, légalisation et habitat locatif

12. Promotion foncière et immobilière et illégalité

13. Illégalité des quartiers et protection de l’environnement

Depuis au moins trois décennies - c’est-à-dire depuis que l’extension des quartiers populaires « irréguliers » est perçue comme un phénomène structurel durable - la question de l’illégalité des établissements humains revient avec insistance dans le débat sur les politiques de l’habitat, sans qu’aucune solution satisfaisante n’émerge. Il a paru longtemps comme une évidence qu’il suffisait pour se débarrasser de ce problème de combiner les mesures de répression des occupations illégales, des mesures de prévention, des opérations de régularisation juridique des occupations, et des programmes de production massive de terrains pour les populations pauvres. Les résultats sont limités et décevants. Dans de nombreuses villes en développement, la carte de l’illégalité - qui correspond largement à celle de la pauvreté - ne cesse de s’étendre, en particulier à la périphérie des villes, et ce malgré un tassement de leur croissance démographique, un contexte général économique favorable au niveau mondial et l’émergence de pouvoirs plus ouverts aux aspirations de la société civile.
Reste donc posée la question du traitement de l’illégalité : comment les responsables des villes peuvent faire face à l’illégalité (principalement foncière et urbanistique) des quartiers et des habitats qui abritent la majorité de la population des villes en développement. Pour aborder cette question il faut évidemment s’interroger sur la véritable nature de cette illégalité.

Il nous a semblé plus pertinent d’aborder la question de l’habitat populaire sous l’angle de l’illégalité plutôt que sous celui de l’informalité, même si ces deux notions se recoupent assez largement. La question de l’informalité (des activités, de l’emploi, des marchés, des quartiers, de l’habitat) a donné lieu, au moins au cours des trois dernières décennies à une abondante littérature. En matière de gestion urbaine, elle a donné lieu à de multiples arrangements et compromis, Ce n’est pas le cas de l’illégalité, un peu comme si elle posait aux gestionnaires des villes une série de problèmes politiquement embarrassants et par rapport auxquels ils sont désarmés : l’inégal accès aux richesse, l’exclusion et la répression. Privilégier une réflexion sur l’illégalité n’exclue cependant pas une analyse de ses rapports avec l’informalité.

NOTIONS ET INTERPRÉTATIONS

1. Quels sens donnons-nous au terme illégalité ?

1.1. Illégalité et informalité

En matière d’établissements humains, le terme « informalité » soulève les mêmes problèmes de définition que lorsqu’il est appliqué aux activités économiques et à l’emploi : il est défini négativement. Ses principales caractéristiques sont connues, mais dans de nombreuses situations, la frontière entre le formel et l’informel reste floue. Un quartier présentant les mêmes caractéristiques en matière foncière, urbanistique et d’habitat sera, selon les contextes et les interprétations de la puissance publique, considéré comme formel ou informel. Dans quels quartiers les occupants sont-ils « en règle » à la fois en matière foncière, d’aménagement, de construction, d’équipement et fiscale ? Certainement bien peu. L’informalité, n’est toutefois pas un reproche suffisant pour fonder une politique répressive ; on peut parler par contre d’anormalité, d’irrégularité d’un habitat qui n’obéit pas au pouvoir, au droit, à la norme.

1.2. Les deux acceptions de l’illégalité

Le terme « illégalité » pose le même problème de définition, mais il a une connotation nettement plus répressive. Utilisé souvent par les responsables de l’administration (gestionnaires des villes mais surtout responsables des services des Domaines ou du Cadastre), il révèle une intention clairement répressive, ou en laisse planer la menace, ou encore, ce qui revient au même, souligne la mansuétude dont la puissance publique veut bien faire preuve vis-à-vis des populations fautives, sous condition, bien sûr, qu’elles se tiennent tranquilles ... On voit ainsi des quartiers « informels » devenir « illégaux » - ou l’inverse - selon la conjoncture politique et sociale du moment.
L’illégalité, c’est ce que l’on ne doit pas faire, ce qui n’est pas conforme au « devoir-être » des juristes, ce qui est hors la loi. Retenons deux acceptions, aussi préjudiciables l’une que l’autre aux populations vivant dans les quartiers concernés.

La première acception renvoie à une situation marquée par le caractère répressif des réponses de la puissance publique et, en conséquence, par la précarité du quartier ou des occupations. La forme la plus visible - sinon la plus courante - de la répression est la destruction-démolition du quartier (le plus souvent en dehors de toute procédure légale juridictionnellement organisée, c’est-à-dire au mépris du droit ; ceci vaut la peine d’être noté). Heureusement, la puissance publique n’est pas toujours en mesure de détruire les quartiers illégaux : comme on le constate de plus en plus fréquemment, elle n’ose ou ne peut le faire.
Une seconde forme de répression, moins visible mais extrêmement répandue, est le harcèlement. Il est le fait des initiatives incontrôlables (ou tolérées) de la police, de certains fonctionnaires de l’administration ou de potentats locaux (chefs traditionnels). Cette situation conduit les populations à rechercher des protections. Elles peuvent être politiques, mais souvent elles sont mafieuses, seul le milieu local du crime étant capable de s’opposer d’une manière dissuasive à l’arbitraire des représentants de la force ou de la puissance publique. La population passe ainsi d’une oppression à une autre. Les effets sociaux et économiques du harcèlement, généralement peu visibles par les personnes extérieures, sont dévastateurs à l’échelle des quartiers.

La seconde acception renvoie à l’anormalité, à la marginalité des quartiers ou installations. Le quartier illégal est toléré et sa population n’est généralement pas menacée d’éviction. Mais ce quartier n’est pas dans la norme. Il ne peut donc prétendre aux équipements, aux services, aux améliorations et à l’administration dont la ville « officielle » bénéficie. À noter qu’il est encore fréquent que les quartiers concernés ne figurent même pas sur les cartes et plans des villes, ou lorsqu’ils y figurent, c’est sous la forme de taches uniformes dont la couleur est celle du deuil occidental (violet, noir ... ou blanc) ou de la merde (sienne ou marron). L’illégalité du quartier le marginalise et l’empêche de bénéficier des bienfaits des équipements et d’une gestion urbaine faite pour et par les habitants des quartiers « formels ». Le quartier est, en quelque sorte, puni de n’être pas dans la norme, et la punition a pour effet de le marginaliser plus encore.

2. Illégalité des villes, des quartiers et de l’habitat

2.1. Illégalité des villes

Cette situation est relativement peu courante.
Certaines villes peuvent ne pas être reconnues par l’autorité publique et être considérées, dans leur totalité, comme « illégales » (ou au mieux « informelles ») par l’autorité publique : agglomérations « spontanées » d’activités, zones d’habitat non organisées comme ville, non soumises à un statut de ville quant au règlement de la construction, aux conditions d’implantation d’activités, à la fiscalité.
On peut citer quelques exemples historiques empruntés à l’histoire urbaine de l’Europe et des pays en développement :
 Les villes « hors-ville » : les faubourgs au-delà des barrières d’octroi, les villes manufacturières hors de la juridiction des corporations et des jurandes.
 Les villes campement, villes foire, villes pèlerinage.
 Villes de fronts pionniers, villes de trafic, de contrebande, villes de prospection minière plus ou moins licite.
 Villes de rapatriement (Mbuji Mayi au Congo qui est en même temps une ville d’extraction du diament), de regroupement, de transit, villes-camps de réfugiés.

2.2. Illégalité des quartiers

C’est la situation la plus courante. Il y a une très grande diversité de situation. Il s’agit de quartiers non reconnus, souvent installés hors des limites municipales puis progressivement intégrés dans le tissu urbain :
 Quartiers constitués sans bases foncières légales (par invasion organisée, ou occupation progressive, ou par acquisition informelle de terrains à des vendeurs n’ayant pas officiellement le droit de les vendre) ;
 Quartiers habités par des gens qui n’ont pas vraiment droit de cité, ou dont le droit de cité est contesté en raison de leurs origines (minorités, étrangers, travailleurs immigrés...) ;
 Quartiers créés sans autorisation des administrations en charge de l’urbanisme ou de la gestion domaniale et foncière.
 Quartiers construits en dehors de grilles parcellaires et des normes de construction officielles
 Quartiers occupants des sites impropres à la construction (sites dangereux ou fragiles)
 Quartiers normalement affectés à une autre fonction que l’habitat.

2.3. Illégalité des installations et constructions elles-mêmes

L’illégalité d’un quartier fait aussi l’illégalité de chaque construction, qu’elle soit à usage d’habitation, commercial, de production, ... Mais des constructions illégales peuvent occuper des espaces parfois importants à l’intérieur de quartiers considérés comme parfaitement légaux :
 Constructions provisoires devenues permanentes (abris de chantiers, baraquements destinés à l’accueil temporaire de populations sans abri) ;
 Petits îlots d’habitat insalubre ou mini-bidonvilles à l’intérieur d’une trame parcellaire et viaire tout à fait légale : il s’agit souvent, de subdivisions illégales du parcellaire d’origine, faites sur une base commerciale ; les occupants sont parfois des squatters, plus souvent des locataires ou sous-locataires.
 Logements - souvent locatifs - aménagés dans les appartements délabrés des immeubles résidentiels anciens des centres villes (vecindades de Mexico, cortiços de São Paulo) ;
 Installations précaires dans des bâtiments industriels ou commerciaux désaffectés et dépourvus d’équipements (Johannesburg) ;
 Constructions et extensions non déclarées ou de fortune dans les espaces urbains interstitiels, les cours, les jardins les emprises de voie, les talus, les berges, et les remblais...
 Constructions locatives sous-standards surdensifiées (les « entrées-coucher » des quartiers d’habitat des villes d’Afrique francophone, « backyard shacks » en Afrique du Sud) .

2.4. L’ampleur du phénomène

Dans la réalité, l’illégalité-informalité complète n’est pas toujours dominante. Il est fréquent qu’une installation ou un quartier réputé illégal ait quelques attributs de la légalité : par exemple, la vente du terrain est légale, mais sa construction ne l’est pas ; la construction et parfois légale mais elle n’est pas conforme aux normes en vigueur ; l’occupation est considérée comme illégale mais les occupants acquittent certaines taxes et redevances ; etc.
Sur une base strictement légale, on peut estimer qu’entre 1/2 et 2/3 du parcellaire des villes des pays en développement et les 4/5 des constructions à usage d’habitation et de commerce sont illégales (même s’ils ont quelques attributs de la légalité), ou l’ont été à un moment donné, avant que les pouvoirs publics ne décident de leur régularisation

3. Les registres de l’informalité et de l’illégalité

Non-conformité foncière

 La procédure d’appropriation du terrain n’est pas régulière (large éventail de types d’informalité)
 Vente ou location illégale du terrain par une personne qui n’en a pas la propriété
 Occupation progressive ou par invasion d’un terrain public ou privé par des squatters

Non-conformité urbanistique

 Subdivision pour l’habitat d’un terrain agricole non-urbanisable
 Utilisation pour l’habitat d’un terrain destiné à un autre usage (industriel ou artisanal, par exemple)
 Occupation des espaces publics (terrains destinés aux services et aux équipements collectifs, emprises de voies, ...)
 Non-respect des coefficients d’occupation définis dans les documents d’urbanisme (lorsque de tels documents existent)
 Non-respect des procédures urbanistiques.
Notons aussi que la notion d’irrégularité renvie souvent à celle de régularité physique de la trame urbaine (les quartiers irréguliers au plan du droit le sont aussi dans leurs plans et leurs tracés)

Non-conformité en matière d’équipement

 Installation sur des terrains non-équipés et non-aménagés
 Non-raccordement aux réseaux d’équipement

Non-conformité en matière de construction

 Matériaux de construction inappropriés ou interdits
 Taille et plan des logements (dimension des pièces, aérations, ...)

Non-conformité aux règles de sécurité

 Installation dans des sites dangereux (pentes instables, zones inondables, couloirs de lignes à haute tension, ...) interdits à l’habitat
 Vulnérabilité aux incendies (utilisation de matériaux de construction inappropriés, densité élevée des constructions, absence de voies d’accès par des véhicules à moteur, ...)

Non-conformité aux règles de protection de l’environnement

 Absence d’assainissement (pollution de la nappe phréatique de surface, écoulement des eaux usées dans les drains et canalisations destinées à l’évacuation des eaux pluviales ou dans les rivières)
 Nuisances diverses provoquées par l’activité économique des quartiers illégaux.

Non-conformité institutionnelle ou administrative
Il s’agit souvent d’une conséquence, le quartier n’est pas pris en compte par l’administration communale ou étatique parce qu’il s’est créé irrégulièrement.

4. Comment en sommes-nous venus à donner tant d’importance au critère de légalité ?

Trois courants de pensée semblent converger pour faire de la légalité un critère essentiel.

4.1. Les doctrines de l’ordre urbain

La primauté du « doit être » sur l’ « étant » comme manière de concevoir la ville est historiquement le legs des gestions urbaines ou des urbanismes fondés sur la doctrine de l’ordre urbain : l’organisation de la ville, son ordre spatial, doivent se conformer à des canons précis.
Les trois types de modèles dominants de gestion urbaine et d’urbanisme, (1) le modèle colonial, (2) le modèle dit moderne (le Corbusier et autres) et (3) le modèle dit de développement (Ecochard et autres) ont tous pour caractéristique :

 De planifier jusqu’au moindre détail ;
 De considérer que la production du sol à bâtir relève d’une décision de l’autorité publique ;
 De donner à l’administration publique étatique la mission de « donner naissance » à la ville, ce qui lui donne toute latitude pour réglementer et invoquer à tous moment la loi, norme suprême.

4.2. L’utopie libérale pour laquelle l’ensemble des biens doit être intégrés à la sphère capitaliste de la production et de l‘échange. Au cours des deux dernières décennies, les institutions financières internationales, souvent relayées par les agences de coopération bi et multilatérales, ont vu dans l’illégalité de certains quartiers un obstacle au développement du crédit hypothécaire et par suite d’un secteur formel de la promotion immobilière.

4.3. L’objectif fiscal et tarifaire est couramment avancé par un large éventail d’acteurs : gestionnaires des villes, services fiscaux et domaniaux, sociétés prestataires de services urbains. Informalité et illégalité sont souvent présentées, non sans arrière-pensées, comme un obstacle à la mise en place d’une fiscalité foncière et immobilière au bénéfice des collectivités locales, mais aussi comme un obstacle à l’équipement des quartiers, l’illégalité rendant difficile l’identification des usagers des services urbains marchands, donc le recouvrement du coût de ces services.

A ces trois courants s’ajoute la pression exercée par beaucoup d’organisations du tiers secteur (ONG, OCB, ... ) intervenant dans les quartiers illégaux/informels : la sortie de l’illégalité, fût-ce dans les termes imposés par la puissance publique, leur apparaît comme la condition indispensable d’une amélioration durable de la sécurité de l’occupation et le préalable à l’équipement du quartier.

5. Les politiques vis à vis de l’illégalité des quartiers et de l’habitat

5.1. Des évolutions convergentes

Le traitement de l’illégalité des quartiers ou de l’habitat reflète ces courants de pensée. Tout d’abord la notion même d’illégalité, n’est jamais remise en question. Cependant, le terme informalité tend de plus en plus fréquemment à s’y substituer. Ce glissement sémantique n’est pas le résultat d’une évolution interne aux quartiers eux-mêmes, d’une amélioration de leur statut juridique, mais plutôt d’un changement d’attitude des pouvoirs publics qui considèrent aujourd’hui comme informels, c’est-à-dire tolérables, des quartiers qualifiés hier d’illégaux.
Dans les réponses des pouvoirs publics à l’illégalité des quartiers, deux approches se combinent : l’une répressive, l’autre intégratrice. Les politiques publiques ont en effet suivi dans les différents pays, une évolution assez semblable.
Les quartiers populaires ont tout d ‘abord été ignorés. Lorsqu’ils ont été désignés comme illégaux, l’intervention de l’Etat à été marquée, dans un premier temps, par des actions d’éradication à caractère répressif et dissuasif. Lorsqu’il est apparu que l’extension des quartiers illégaux était un phénomène structurel durable, un consensus s’est progressivement dégagé, parmi les responsables des villes, les experts, les agences d’aide internationales et les organisations du tiers-secteur, autour des principes d’action suivants : combiner (i) des actions visant à prévenir les occupations illégales, (ii) une politique de production de terrains équipés à faibles coûts et (iii) la régularisation juridique sélective des occupations illégales.

5.2. Les limites d’une approche en termes de légalité-illégalité

Il est admis que la mise en œuvre de tels principes requiert, (i) une révision des normes (juridiques, d’aménagement, d’équipement, de construction), (ii) des mesures visant à rendre solvables les populations concernées (mise en place de systèmes de crédit adaptés à la situation des ménages pauvres, organisation de la population), (iii) des ressources publiques en quantité suffisante et (iv) une volonté politique s’inscrivant dans la durée.
Ces politiques ont répondu à certaines attentes (assurer la paix sociale, freiner la marginalisation des quartiers), mais l’objectif de réduire massivement et durablement la proportion de la population urbaine vivant dans les quartiers illégaux n’a pas été atteint. La question est plutôt de savoir comment les responsables des villes peuvent faire face sur le long terme à l’illégalité (principalement foncière et urbanistique) des quartiers où vit souvent la majorité de la population des villes en développement.
C’est la notion même d’illégalité et la qualification « légal- illégal » qui est inacceptable politiquement et scientifiquement elle doit être rejetée car elle est dangereuse, réductrice et inopérante. Dangereuse car elle est arbitraire, abusivement normative et justifie les pires options répressives l’habitat populaire étant souvent assimilé à l’habitat illégal. Elle est également dangereuse en ce sens que l’appréciation à porter sur un quartiers ou un habitat tient en une réponse par un « oui » ou par un « non ». Elle est grossièrement réductrice, car bien souvent cette illégalité est une simple non-conformité à de modestes règlements établis par une bureaucratie urbanistico-foncière à la recherche d’une toute puissance à faire fructifier. Derrière un argumentaire juridique et technique, elle tend à perpétuer le cycle pauvreté-marginalisation-précarité-sous-équipement. Elle est inopérante car elle n’a permis d’atteindre aucun des objectifs affichés par la puissance publique.

QUESTIONS POUR UN DEBAT

1. Renouvellement des manières de penser et de traiter l’illégalité des établissements humains

Sur quelles hypothèses sont fondées les différentes manières de penser et de traiter l’illégalité des établissements humains ?
Quels sont les fondements techniques, politiques et idéologiques des traitements de l’illégalité ?
Quels sont les constantes et les principales ruptures observées ?

2. L’illégalité des établissements humains : société de droit ou société de réglementation ?

Quand on examine avec soin les critères de l’illégalité, on s’aperçoit que, exception faite des occupations ou « vols » de terres appartenant à d’autres personnes de bonne foi ayant acquis les droits fonciers en question, la légalité invoquée n’est pas celle de l’Etat de droit (ou société de droit), mais est le produit de modestes règlements. Pour reprendre le vocabulaire de juristes théoriciens de l’Etat de droit, il ne faut pas confondre l’Etat de police ou de réglementation administrative (ou société de réglementation) avec l’Etat de droit. Il est donc plus exact de parler non pas d’illégalité, mais de non-conformité aux règlements. Il faut laisser le droit remplir ses fonctions de normalisation des rapports sociaux, et cesser de l’invoquer abusivement pour condamner les modes d’habiter ou d’utilisation de l’espace urbain.

3. Un faisceau de normes applicables à chaque dimension de l’urbain

Au lieu et place d’une norme juridique suprême unique l’objectif serait de mettre au point un faisceau de normes particulières applicables à chaque dimension de l’urbain.
Chaque norme exprime :
 Un minimum de en dessous duquel il y a (i) précarité foncière insupportable, (ii) insuffisance de desserte, (iii) dangerosité de l’habitat.
 Une exigence à atteindre compte tenu des ressources des ménages concernés et des aides publiques de toute nature à allouer pour que cette exigence soit atteinte.

4. Les avantages et les inconvénients d’un système de normes

Chaque habitat populaire est à appréhender globalement, par agrégation de normes particulières, certains défauts particuliers (par exemple l’existence de rejets d’effluents non-traités dans le milieu naturel) pouvant être compensés par des avantages particuliers (par exemple, la capacité d’auto-organisation des communautés concernées en vue de résoudre ce type de problème, pour peu qu’on leur en laisse la latitude).
Ce constat nous suggère de dresser un bilan des avantages et inconvénients que représente cette situation pour chaque catégorie d’acteurs. Les avantages peuvent compenser les inconvénients que représentent des normes inappropriées ou insuffisantes.

5. Appréhender la situation de l’habitat illégal dans sa dynamique

Il est essentiel d’appréhender la situation d’un habitat populaire qualifié d’informel ou d’illégal dans sa dynamique, de le situer sur une trajectoire d’amélioration ou, a contrario, de dépréciation. Si l’on est dans une phase d’amélioration-appréciation-valorisation (qui s’inscrit souvent elle même dans un processus de régularisation-légalisation juridique du quartier), on peut accepter que l’habitat du quartier soit médiocre et les services et équipements temporairement insuffisants. L’attitude des pouvoirs publics est ici décisive : il suffit que le gestionnaire urbain réalise quelques travaux d’édilité et fasse part de son intention d’améliorer la qualité de l’habitat dans un quartier pour que ses habitants se sentent autorisés ou encouragés à entreprendre des travaux d’amélioration de leur habitat. Les programmes municipaux, même modestes, d’amélioration de l’habitat jouent dons un rôle essentiel car ils confortent les initiatives des habitants des quartiers concernés.

6. La légalité et la légitimité face à la pluralité des systèmes de droit

Dans certains contextes culturels, la légalité n’est pas constituée en un discours cohérent, dont la légitimité serait manifeste ; largement acceptée, et instrumentalisée par des institutions reconnues par tous. La notion de légalité peut être souvent perçue de manière assez floue. Elle est en outre incertaine du fait de l’existence, à ses côtés, de pratiques juridiques partielles, fragmentaires mais qui font référence pour une bonne partie des gens ordinaires. C’est notamment vrai en Afrique sub-saharienne en matière urbanistique et foncière. C’est par exemple le cas des pratiques juridiques populaires qui font référence à la Chariâa. Par exemple, lorsqu’un artisan de Pikine (Sénégal) demande que telle mutation soit authentifiée par un acte sous seing privé rudimentaire passé devant témoins et après reconnaissance, par les parties et les témoins, du terrain et de ses limites, est-on au cœur de l’illégalité la plus manifeste ? Si un habitant d’Arafat, à Nouakchott, exprime le même souhait et demande que l’acte soit rédigé par l’écrivain public— rédacteur d’actes reconnu par la mosquée, l’est-il aussi ? Faut-il, pour être dans la légalité, faire appel à un géomètre expert agréé, recourir au serviced’un notaire et mobiliser les services de l’administration de la conservation foncière ?

7. L’offre et la demande de légalité : dimensions culturelles et économiques

On peut conclure que l’accès à la légalité est une question culturelle et économique. Il n’est possible que si, à une demande de légalité, répond une offre de légalité accessible à tous les groupes de revenus. Si l’offre sociale de légalité n’est pas suffisante en quantité et en qualité, on ne peut rien exiger des citadins ordinaires.

8. Une légalité à l’intention des plus pauvres ?

Le projet de certains responsables de créer une seconde légalité, un second modèle à l’intention des pauvres nous semble mal fondé et potentiellement dangereux. Il doit être discuté. Il nous semble suffisant d’admettre que le respect, par les citadins pauvres, des pratiques populaires de référence, manifeste leur rejet de l’illégalité complète et manifeste, et leur désir de se conformer à une certaine forme légalité. La référence aux pratiques populaires d’ordre juridique est une forme de proto-légalité.

9. La légalisation-régularisation des quartiers illégaux a-t-elle des effets pervers ? Lesquels et comment ?

La simple légalisation-régularisation d’un habitat qui se trouve en situation urbanistico-foncière irrégulière à pour conséquence une augmentation de son prix sur le marché. Il n’est toutefois pas sûr que cette augmentation, combinée à une cessibilité selon le droit commun, conduise le possesseur-occupant de cet habitat à l’améliorer, ou à contribuer à l’amélioration de l’environnement du quartier, comme le suggèrent beaucoup de partisans d’opérations de régularisation massives. L’habitant concerné ne le souhaite pas toujours, et il n’en a pas nécessairement les moyens. Parfois, il préfèrera vendre et aller habiter ailleurs. Ce sont alors les nouveaux acquéreurs - qui appartiennent à un groupe de revenus supérieur - qui entreprennent les travaux d’amélioration.
Les promoteurs de l’opération se déclarent en général déçus par de tels comportements de la part des ménages bénéficiaires. Ses adversaires, quant à eux, ne manqueront pas de dire haut et fort que la légalisation d’occupations illégales n’a fait que déplacer le problème en favorisant l’extension d’autres quartiers irréguliers à la périphérie de la ville, qu’une telle politique encourage l’illégalité, donne une prime aux fraudeurs en pénalisant les honnêtes citoyens, voirequ’elle permet aux pauvres de spéculer.

10. La légalisation/régularisation des quartiers illégaux constitue-t-elle un moyen efficace de lutte contre la pauvreté ?

L’argument selon lequel la légalisation d’un quartier favoriserait la spéculation foncière populaire est très souvent avancé par les responsables de l’administration . Il mérite que l’on s’y arrête. L’opération de légalisation-régularisation génère effectivement une plus-value qui bénéficie aux propriétaires-occupants. Or, si l’on cherche réellement à améliorer la situation économique des populations urbaines pauvres, comme le proclament les tenants des programmes d’amélioration de la pauvreté, force est de reconnaître que mettre les pauvres en situation de capter - pour une fois - cette plus-value est une méthode de lutte contre la pauvreté autrement plus efficace que beaucoup de programmes combinant avec plus ou moins de bonheur et au prix d’un montage complexe et souvent coûteux, formation professionnelle, aide à l’emploi, participation communautaire et micro-crédit. C’est sans doute cela que les classes dirigeantes - et avec elles une partie de l’expertise internationale - ne peuvent accepter. Le droit de tirer profit d’une appréciation de leur très modestes logements est dénié aux habitants des quartiers pauvres.

11. Illégalité, légalisation et habitat locatif

L’habitat produit de manière informelle ou illégale est souvent destiné à la location. Le non-respect des normes associé à la précarité des quartiers permet de produire un habitat à faible coût dont le loyer est accessible aux ménages urbains pauvres. La légalisation de ces quartiers soulève immanquablement deux questions. La première a trait à l’identification des ménages bénéficiaires : est-ce le possesseur du sol qui verra sa situation régularisée ou bien l’occupant du logement ? La réponse est éminemment politique. La seconde question concerne l’impact de la légalisation d’un quartier sur sa composition sociale : dans la mesure ou la légalisation d’un quartier se traduit toujours, à terme, par un accroissement du prix du sol, des logements et donc des loyers, les ménages dont les revenus sont les plus faibles auront tendance à quitter le quartier, cédant la place à des populations aux revenus plus élevés. Ce phénomène a souvent été surestimé. Il n’en reste pas moins bien réel et il est d’autant plus sensible que (i) la légalisation du quartier bénéficie aux possesseurs des lots et non aux occupants des logements et (ii) que le processus de légalisation est rapide et est réalisé sans mesures d’accompagnement et sans mobilisation de la communauté concernée.
Cela plaide pour une régularisation-légalisation progressive, étalée sur une longue période de temps et appuyée par des organisations représentatives de la population des quartiers concernés.

12. Promotion foncière et immobilière et illégalité

Un phénomène est frappant dans les villes du Sud : le développement d’un secteur formel de la promotion foncière (lotissement et vente de terrains pour l’habitat) opérant aux limites de la légalité. Ce secteur formellement constitué (sociétés enregistrées, activité de promotion autorisée) opérera dans un cadre légal (permis de lotir, actes de ventes légaux, montage financier autorisé, ...) ou illégal (lotissement de zones non constructibles, non-respect des normes d’aménagement et d’équipement , ...). Le promoteur jouera souvent sur les deux registres, une partie de l’opération étant légale (la mutation), l’autre ne l’étant pas (non-conformité aux documents d’urbanisme ou aux normes d’équipement), ou bien il passera d’un cadre à un autre selon la conjoncture et les risques en matière de répression.
La formation de certains quartiers illégaux - en particulier des quartiers occupés par les classes moyennes - est donc souvent le résultat d’une activité promotionnelle présentée aux acheteurs comme parfaitement légale ou au moins autorisée tacitement par les pouvoirs publics, donc susceptible d’être régularisée ultérieurement, à la demande ou sous la pression des habitants du quartier, lorsque celui-ci sera construit et occupé (Thaïlande, Sri Lanka, Pakistan, Maroc, Egypte, Brésil, Mexique, ...).
Qui supporte le coût de ces pratiques ? Qui en bénéficie ?

13. Illégalité des quartiers et protection de l’environnement

L’argument (ou la législation) environnemental(e) est de plus en plus souvent utilisée pour désigner comme illégaux les quartiers populaires dont le voisinage déplait aux habitants des beaux quartiers et demander leur éradication. L’argument environnemental est ainsi de plus en plus fréquemment évoqué pour légitimer la vieille mais inavouable revendication ségrégative des classes moyennes et supérieures urbaines. Quels est l’impact de ce discours sur la légalisation des quartiers illégaux ?

Alain Durand-Lasserve & Jean-François Tribillon
20 novembre 2000