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Revisiter la question foncière urbaine en Afrique - Jean-François Tribillon - 2000

Publié par , le 6 mars 2007.





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Sommaire :

De quoi parle-t-on

Faits et actes fonciers

Inégalités sociales

Inégalités urbaines

La puissance foncière de la puissance publique

Pratiques foncières publiques : une impuissance publique foncière sélective

Les pratiques foncières populaires

La question foncière comme question locale et donc municipale

Organisation du travail et tâches à confier à nos partenaires


De quoi parle t’on quand on déclare se préoccuper de la question foncière urbaine dans l’Afrique sud saharienne :

 de phénomènes d’appropriation et d’expropriation de terrains ;
 de faits de valorisation et de dévalorisation de ces biens fonciers ;
 du rôle spécifique de la puissance publique qui exerce une véritable puissance foncière dominant de sa haute stature l’ensemble de cette question ;
 des inégalités sociales et urbaines dont ces faits et ces phénomènes sont à la fois les causes et les conséquences ;
 des réponses populaires à ces défis ;
 de l’émergence de nouveaux acteurs locaux : municipalités, associations, Ong... dont on peut espérer qu’ils contribuent à expérimenter de meilleures solutions.

Faits et actes fonciers

Il nous faut prendre la peine de donner une définition rigoureuse de l’objet "foncier" compris ici principalement comme foncier urbain.

1 - Premiers éléments essentiels de la définition : les actes fonciers sont l’ensemble des actes accomplis par les acteurs urbains ayant pour objet ou pour effet l’appropriation du sol. Le sol que je m’approprie est toujours sauf cas particulier (le plein désert) dans la main, sous la maîtrise, dans le patrimoine... d’une autre personne ou d’un ensemble d’autres personnes plus ou moins organisé (communauté, groupement de familles...) . L’appropriant dont nous parlons est lui aussi soit une personne physique ou morale, privée ou publique soit un ensemble de personnes.

Chaque parcelle est un bien unique. Chaque terrain a des qualités (avantages, agréments...) des défauts (bruits, pollution, éloignement des services et équipements...) spécifiques qui en font un objet spécifique (à la différence des produits manufacturés).

En conséquence, chaque fois que je m’approprie un terrain, j’en élimine l’ancien maître, je mets le bien à l’abri d’une revendication concurrente émanant d’un tiers et par là même, j’interdis à quiconque d’accéder aux avantages spécifiques qui sont en propre attachés à ce bien.

De plus les sites urbains avantageux n’étant pas légion, chaque personne ou groupe social qui réussit à s’installer dans un tel site n’a de cesse que d’en interdire l’accès à des gens qui risqueraient de troubler son confort, sa jouissance, son statut de citadin-qui-a-réussi... et bien sûr de ruiner son investissement en le dépréciant

Pour faire image on peut dire que toute appropriation est en même temps et nécessairement :

 "expropriation" d’autrui, de l’ancien propriétaire, de ses éventuels locataires ou occupants...
 et "élimination" (au sens étymologique, éliminer : sortir des limites) de tous autres ressortissants de l’humanité entière qui pourraient avoir la prétention de prendre votre place, de se faire reconnaître propriétaire à votre place.

Heureusement une part des "expropriés" sont consentants puisque qu’ils ont cédé volontairement et à titre onéreux leurs biens... Heureusement une part des gens que votre acte d’appropriation élimine, peuvent trouver leur bonheur ailleurs ... Mais, dans une ville africaine d’aujourd’hui, de quelle part s’agit-il ? Ceux qui s’adressent librement et efficacement au marché foncier comme vendeurs libres ou comme acheteurs libres forment une faible minorité. La plus grande part des "expropriés" et des "éliminés", le sont réellement. Ici ces mots doivent être pris au pied de la lettre.
Ces quelques traits caractérisant la question foncière la situent immédiatement comme une question dramatique, conflictuelle, comme nous allons le montrer plus loin.

2 - Deuxième série d’éléments participant à cette définition : ces biens fonciers sont dans un perpétuel mouvement de valorisation et de dévalorisation.

La valeur d’un bien foncier est modifié par l’investissement de l’appropriant et de ses voisins tant sur son propre terrain que sur les abords, ou même parfois sur l’ensemble du quartier. C’est là sans doute un trait remarquable de la construction de la ville africaine : les usagers ou riverains prennent en main l’aménagement de ce qui est, ailleurs, l’espace public, confondu ici avec l’espace collectif ou commun, ce que les riverains ont en commun (parties communes). La distinction entre la sphère privée et la sphère publique est incertaine ; elle est changeante ; elle change avec la capacité ou l’incapacité de l’autorité publique à occuper la sphère publique ; si l’autorité est défaillante, le riverain a tendance à occuper l’espace laissé vide, pour le meilleur (aménagement des voies et des places du quartier) et pour le pire (appropriation du domaine public par les plus puissants des habitants du quartier).

De plus, les habitants d’un même quartier peuvent, tacitement ou non, s’entendre pour hausser systématiquement les valeurs fonciers de leur quartier pour en interdire l’accès à d’autres, moins aisés et donc dérangeants.

Les principales hausses sont moins le fait des habitants eux mêmes que de l’action des pouvoirs publics, notamment en matière de desserte et d’équipement : la construction d’un collège ou d’un lycée fait changer un quartier de standing dans la périphérie urbaine d’une grande ville à circulation difficile. L’ habileté de ces habitants est de mettre la puissance publique en situation de prendre en charge elle même le programme d’investissement et de lui faire admettre que les quartiers dans lesquels "les gens font l’effort de construire de belles maisons" sont prioritaires dans la répartition des efforts publics.

Il faut ici faire état d’une spécificité africaine et urbaine : les actes de production de l’urbain sont d’abord et spectaculairement des actes individuels de construction. Ce qui se conjugue comme suit : je construis ici ma maison, tu construis à côté ta maison, il construit un peu plus loin sa maison... nous créons ainsi un quartier, qui avec le temps devra être pourvu des commodités nécessaires, tant par le fait des constructeurs eux-mêmes, par nous-mêmes, que par le fait de la puissance publique. Cette conjugaison immobilière et urbaine diffère selon les circonstances :

 dans certains cas le parcellaire est découpé par la puissance publique et distribué par ses soins sous la forme d’une division foncière dénommée pompeusement lotissement, ce qui a pour effet de ranger les constructions, les mettre en rang, et de délimiter l’espace public, une sorte d’espace public fantôme et parfaitement abstrait puisqu’il est vide de tous aménagement, équipement, mobilier urbain, ouvrages... ;
 dans d’autres cas le parcellaire est débité morceau par morceau par un vendeur pseudo-coutumier qui ne s’impose pas de respecter un plan d’ensemble, le domaine public étant constitué de ce que le vendeur n’a pas vendu ; dans ces conditions le seul équipement est une grande voie urbaine de sortie de ville (ou d’entrée) ou une route nationale en tenant lieu passant à quelques encablures du nouveau quartier ; (cf. notations de Michel Arnaud sur la défaillance du secondaire entre le primaire de la grande voie et le tertiaire du quartier) ;
 dans d’autres cas tout à fais exceptionnels le domaine public est à la fois délimité et garni des ouvrages nécessaires à son fonctionnement constituant une véritable structure d’accueil de l’habitat, une véritable trame urbaine complète dans les mailles de laquelle l’habitat vient naturellement se loger (conformément à la pensée fonctionnaliste classique qui est même un dogme européen juridiquement consacré puisqu’en droit français l’inexistence des équipements de desserte entraîne un refus de permis de construire)

Dans la majorité des cas, en Afrique, l’investissement immobilier individuel précède l’investissement urbain. Ces faits d’appropriation et de valorisation ont des causes et des conséquences sociales et urbaines

Inégalités sociales

On ne peut que constater le fait de l’inégalité d’accès au sol, de différences considérables d’un groupe social à l’autre. Les groupes sociaux sont, en l’espèce, à caractériser selon :

 l’argent dont disposent les membres de ces groupes ;
 leur statut socio-culturel : niveau d’instruction et connaissance de l’administration (les lettrés qui connaissent un peu le fonctionnement l’administration, qui savent un peu de droit, sont avantagés) ;
 l’appartenance "ethnique" comme on dit maintenant (distinguant les originaires des lieux et souvent détenteurs fonciers "traditionnels", leurs alliés historiques, les gens appartenant à des groupes rivaux ou antagoniques qui eux se voient refuser l’accès au sol, en tout cas comme appropriants ) ;
 les relations de clientélisme qui caractérisent les relations entre "patrons" puissants et nantis et leurs "obligés" -ou clients selon l’appellation romaine- qui les suivent, les honorent, leurs obéissent et recueillent d’eux toutes sortes de cadeaux professionnels, politiques, alimentaires, et bien évidemment fonciers.

L’inégalité d’accès se double d’une inégalité de maintien dans les lieux. Le fait d’accéder est une chose, le fait de se maintenir en est une autre ;. Tout le monde n’a pas la même capacité à résister à une expropriation ou à un déguerpissement fondés sur l’illégalité de l’établissement, le fait que le sol occupé est un obstacle à l’aménagement rationnel de la ville, le désir de gouvernants de s’emparer des terrains pour leur propre usage, le projet d’améliorer les conditions de vie et d’équipement d’un quartier dit défavorisé qui pour ce faire doit être, nous dit-on, dédensifié...

Tous les prétextes même les plus rationnels sont capables de vous chasser de votre chez-vous. Sans parler évidemment de la pression foncière la plus libérale qui soit : le prix du sol du quartier que vous occupez depuis la nuit des temps, vos parents, vous, vos enfants...a tellement grimpé que vous voilà tenté de vendre pour acheter plus loin une plus grande surface. Et pour finir vous avez honte de votre pauvre demeure qui à mesure que le temps passe se trouve entourée de superbes villas dont vous ne connaissez même pas le proprio.

A l’inégalité d’accès et de maintien s’ajoute l’inégale capacité à valoriser le sol auquel on a pu accéder et sur lequel on a réussi à se maintenir : ce sont les mêmes critères sociaux (mais sans doute avec des pondérations différentes) qui déterminent l’inégale capacité à faire fructifier son bien :

 en le construisant ;
 en l’équipant soit même ou avec l’aide des voisins immédiats (groupements, associatifs ou non de moyens) ou bien en le faisant équiper par la collectivité sur financement national ou international, c’est à dire le plus souvent en usant de son influence auprès des autorités (équipement de desserte : eau, voirie, aménagement des abords, drainage, lieux de prière quotidienne... ou équipement de quartier : école, mosquée, station de taxi ou de petits cars, centre de soins...) ;
 en le donnant à bail et en le revendant, partiellement : on loue une partie de la construction ou la parcelle qui vient d’être construite afin de terminer la construction en cours ou d’entreprendre de nouvelles constructions sur d’autres parcelles ; ou bien disposant de plusieurs parcelles on en vend deux pour financer la construction de la troisième.

Nous avons parlé de causes et de conséquences sociales :

 causes : les différences sociales expliquent les différences de capacité à accéder au foncier et à sa valorisation (voir plus haut) ;
 conséquences : les différences de capacité foncières engendrent en retour des différences de capacité sociale : se présenter comme un citoyen bien pourvu immobilièrement peut vous valoir d’être considéré comme un notable avec tous les avantages (et les inconvénients : devoir entretenir soi-même un petite clientèle) que cela peut comporter et que l’on peut faire fructifier dans d’autres domaines ; percevoir des loyers en devises pour faciliter l’envoi d’un enfant dans une université étrangère... ; celui qui n’accède pas à un terrain ne risque pas de se construire sa maison et risque de devoir faire piètre figure, dans certaine sociétés même urbaines, il ne peut prétendre à la qualité d’adulte, d’ "homme" (vir) capable de prendre femme (selon l’expression consacrée par les hommes) et d’élever des enfants.

Inégalités urbaines

Ces inégalités socio-foncières marquent profondément la ville.

Une grande partie des habitants des villes ont la plus grande difficulté à accéder à un sol pour y bâtir. Ils n’ont d’autre possibilité que de louer une habitation ce qui en soi n’est pas forcément dramatique lorsque le marché de la location est équilibré. Ce qui est rarement le cas dans les villes à forte croissance démographique. Dans une situation de spéculation foncière et immobilière, le locataire moyen ou pauvre est en quelque sorte contraint de vivre une sorte de "pauvreté habitationnelle aggravée". Dans ces conditions ce sont les quartiers les plus incommodes à vivre qui abritent l’offre locative la plus important et bien sur ce sont les habitations les plus rustiques qui sont données à bail. Pourquoi les logeurs se fatigueraient ; ils leur suffit de dire "cette pièce est à louer" pour qu’ils trouvent preneurs. A la limite, comme l’ont montré certaines évaluations économiques, il est plus rentable (taux de rendement du capital immobilier) de louer une masure qu’un logement correct. Si le sol était plus facilement accessible, une bonne part de ces locataires vivraient mieux ailleurs sous leur propre toit.

Dans certains cas , une bonne partie des candidats à la location ne trouvent rien à louer ou trop cher ou trop loin des zones d’emploi. Il ne leur reste plus qu’à occuper illégalement des terrains impropres à l’habitation et d’y construire des habitations de fortune. S’ils s’organisent bien (association de défense et d’administration du quartier, négociation avec les notables et d’abord avec les gens qui pourraient prétendre exercer des droits sur les sols en question, pression sur les instances municipales...), ils peuvent rester suffisamment longtemps pour mettre de l’argent de coté et investir ailleurs de manière plus confortable et plus sure.

On ne confondra pas ces quartiers de bidonvilles avec les faubourgs qui se développent en périphérie urbaine sous la forme de lotissements "coutumiers" non autorisés par la puissance publique mais qui peu à peu sont reconnus par elle. Cette reconnaissance sous réserve de remembrement et de légalisation foncière est très souvent facile à obtenir car les habitants sont dans la plupart des cas des couches moyennes ou même parfois des ressortissants de la classe dirigeante qui s’installent là par facilité, par ce qu’ils ne trouvent pas ailleurs de terrains légaux aussi intéressants. Les associations d’habitants ont pour principal objet de négocier avec les autorités les conditions de la légalisation de leur quartier.

Les différences urbaines les plus visibles sont des différences de valorisation foncières. Entre deux quartiers aménagés dans les même conditions, selon la même procédure, bénéficiant originellement du même niveau d’équipement, d’énormes différences apparaissent rapidement : l’un sera accaparés par une classe de fonctionnaires et de lettrés, se garnira de maisons convenables, verra son niveau d’équipement progresser régulièrement, se transformera en un oasis de paix et de verdure. Dans l’autre se concentreront des populations plutôt pauvres, sans grande capacité d’investissement, se désintéressant de leur cadre de vie, vivant dans un état de sous-équipement croissant (non entretien de l’équipement originel) ...Ces différences expriment des capacités de valorisation foncière complètement différentes. Et c’est évidemment dans les quartiers du premier type que se développent avec la plus belle des énergies les associations de riverains ou les associations de quartier dont l’objet est d’organiser par tous moyens l’amélioration du cadre de vie.

A n’en pas douter les associations ou groupements sont capables de décupler les capacités des individus. Et à chaque situation correspond un type d’association : de défense contre la précarité foncière, de négociation de la légalisation, d’amélioration du cadre de vie...

La puissance foncière de la puissance publique

La question foncière est fondamentalement marquée par la présence de la puissance publique (Etat, collectivités territoriales locales, institutions dépendant de l’Etat et de ces collectivités...), en Afrique plus que partout ailleurs.

Elle est détentrice du pouvoir de faire la loi, d’édicter des règlements, d’imposer ses actes d’administration, d’exproprier des terrains, de les rétrocéder... Usant de tous ces pouvoirs, la puissance publique est omniprésente sur la scène foncière. Elle y occupe les premiers rôles, notamment :

 en édictant des lois et des règlements définissant des normes très contraignantes en matière foncière ;
 en s’installant au cœur du marché foncier, comme producteur et comme distributeur de terrains urbains, mettant en actes une certaine politique foncière, explicite ou implicite ;
 en se déclarant en charge du développement et de la gestion des villes.

Ces normes législatives et réglementaires prescrivent ce que doit être une vente entre deux particuliers, une hypothèque venant garantir le remboursement d’un prêt, une concession d’un terrain domanial à un particulier avec obligation pour lui de construire afin de devenir propriétaire, un permis d’habiter ou d’occuper délivré par l’administration sur son domaine dit privé à un particulier afin d’y construire sa maison mais sans pouvoir devenir en principe propriétaire du sol, la publicité par le moyen d’inscriptions dans le livre foncier tenu par un agent public personnellement, pécuniairement et pénalement responsable en raison des fautes ou des négligences qu’il pourrait commettre...

Ces normes sont techniques mais aussi politiques. Quand la loi assimile certaines formes de possession coutumière attestée par le moyen d’un certificat délivré par l’administration à une véritable propriété directement immatriculable, elle fait la part belle aux notables " bien en cour" installés en périphérie urbaine. Quand la loi fait du lotissement administratif l’instrument privilégié d’aménagement urbain, elle met en situation l’administration d’être le premier aménageur et distributeur du sol urbain, d’être le véritable producteur de la ville...

On pourrait même aller plus loin et dire que ces normes ont aussi des visées morales, qu’elles sont porteuses d’une morale, d’une certaine bonne façon de se comporter en matière foncière, ceci vaut non seulement pour les personnes privées mais aussi pour les collectivités publiques.

La puissance publique obéit à une idéologie très forte : la ville est à la pointe de la modernité foncière. La tenure coutumière est rurale, archaïque, indigène.... Elle ne peut franchir le périmètre urbain. Le sol de la ville doit être régi par un droit écrit et instrumenté par des spécialistes de la topographie, de la conservation des actes, du crédit hypothécaire.... Il revient à l’Etat d’urbaniser le sol rural, en le "purgeant" (selon l’expression consacrée) des droits d’usage et autres pratiques coutumières, puis de le lotir après avoir proclamé son droit de propriété sur l’ensemble du territoire inclus dans le périmètre urbain, pour enfin l’affecter à des usages publics (domaine public) ou à des usages privés (habitation, commerce, activités industrielles...), ces usagers fonciers privés recevant ces terrains à titre de permission (mise à disposition sans possibilité pour le permissionnaire d’accéder à la propriété pleine et entière du bien), ou bien à titre de concession donnant lieu à cession au profit du concessionnaire qui satisfait aux obligations que le cahier des charges met à sa charge. La plupart des Etats n’ont pas pu exercer pleinement, en temps et en heures, en quantité et en qualité, cette fonction de grand maître et grand producteur du sol urbain. Ils ont été dépassés par les évènements, par la rapidité de l’urbanisation, par le désintérêt de plus d’un dirigeant pour les catégories sociales les moins nanties...Ce qui n’a pas empêché les services des domaines et des affaires foncières de continuer à revendiquer cette toute puissance, ce monopole foncier qui, rappellons-le, a deux visages :

 celui du monopole étatique de la purge des droits coutumiers et donc de l’interdiction du fait et du droit fonciers coutumier en ville ;
 celui du monopole de l’allocation des droits fonciers urbains par le moyen du lotissement ou au moins par le moyen de décisions soumises au principe de légalité des actes d’administration.
Cette persévérance à revendiquer ce monopole, et ce malgré les faits, ne doit pas étonner. En agissant de la sorte, l’administration perpétue ses privilèges et surtout entache d’illégalité les agissements populaires fonciers dont le ressort est de produire de l’habitat, coûte que coûte (voir plus loin).
La puissance publique est une puissance foncière qui peut, si elle le souhaite, revendiquer un véritable monopole de la production foncière urbaine tout au moins pour ce qui concerne les nouveaux quartiers. Elle dispose de tous les pouvoirs et instruments pour constituer une offre foncière différenciée (quant aux niveaux d’aménagement et aux statuts juridiques des sols qui peuvent aller du simple permis d’occuper à la concession à finalité de propriété) adaptée aux diverses demandes qui se manifestent localement. C’est dans sa fonction d’offreur foncier urbain, de producteur de terrains urbains que se révèle la politique foncière de la puissance publique .

La puissance publique a également en charge l’organisation de l’espace urbain. Elle est urbaniste et aménageur. Dans la tradition coloniale et historique de l’Afrique de l’Ouest et centrale, la puissance publique se trouve donc disposer non seulement du pouvoir de produire le sol mais aussi du pouvoir d’organiser l’espace de la ville selon des plans dressés à cet effet. Il n’est pas de puissance plus complète et plus efficace que celle qui résulte de l’addition de ces deux pouvoirs .

Cette capacité normative, productive et urbanistique de la puissance publique est constituée de pouvoirs mis à sa disposition par les constitutions, les lois, les institutions, la théorie de l’action publique...Ce sont des pouvoirs "offerts", si bien que rien n’oblige la puissance publique à s’en servir, rien ne l’oblige à s’en servir de manière politiquement judicieuse, rien, non plus ne lui garantit que, au cas où elle s’en servirait, elle puisse triompher de toutes les difficultés. Ces capacités virtuelles ne donnent lieu à des actes effectifs qu’à certaines conditions politiques. On pourrait même dire que ce sont les conditions politiques qui déterminent les conditions d’exercice des pouvoirs conférés à l’autorité publique. Or dans la région du monde qui nous intéresse ici, ces conditions politiques ont été peu favorables à un emploi judicieux de ces pouvoirs fonciers.

Ces considérations nous amènent à nous interroger sur la pertinence de certaines exclamations des fonctionnaires qui peuvent faire mouche : "cette législation dont vous demandez l’application, c’est trop compliqué, c’est dépassé, impossible de vous donner satisfaction, même si je le voulais je ne le pourrais !...". Mais quand vous examinez de près la question, la complication en cause est presque toujours à la fois un surcroît de travail pour le fonctionnaire en même temps qu’une procédure tendant à la préservation des droits des particuliers autrement dit pour lui un risque, une menace . Si le fonctionnaire a réussi à se mettre à l’abri de toute pression populaire, s’il ne travaille que pour lui et pour les siens, il ne va pas se fatiguer. Pourquoi dans certains pays, peut-on obtenir que vous soient délivrés les papiers que la loi prescrit de vous délivrer, et pourquoi dans d’autres ce n’est pas possible sauf à utiliser quelques moyens spéciaux ?

Pratiques foncières publiques : une impuissance publique foncière sélective

La montée en puissance de l’administration foncière est très nette. Contrairement aux idées reçues, l’administration domaniale se développe. Elle réussit même à faire oublier un fait pourtant indéniable : son devoir d’obéissance à la loi, qu’elle simplifie outrageusement à son profit afin d’asseoir sa toute puissance. L’indépendance du conservateur de la propriété foncière et gardien du livre foncier vole en éclats. Les services domaniaux s’inféodent directement aux classes dirigeantes dont ils reçoivent directement les ordres et qu’ils exécutent avec célérité et efficacité en se préoccupant de donner à leurs gestes un vernis juridique (plus ou moins) rassurant. On pourrait même dire que pour les besoins de la cause (de leur cause), les services n’hésitent pas à réinventer à leur propre usage des procédures, une tradition, des précédents ("c’est comme cela que nous avons toujours fait") bref une sorte de droit. Ce droit de l’administration - que l’administration est seule à connaître dans sa plénitude - tend à éclipser le droit "légal" que seuls les jeunes juristes de la faculté de droit de l’endroit commentent et opposent non sans courage aux pratiques administratives et gouvernementales (au point de mettre en danger leur promotion professionnelle). Il y a bien longtemps que les magistrats et la plupart des avocats qui ont réussi ont abandonné le terrain du raisonnement juridique pour celui de la négociation, entre eux et surtout avec le pouvoir politique.

Ce développement de l’administration s’accompagne d’une étroite spécialisation : elle n’intervient que dans les secteurs "rentables" : foncier résidentiel à l’usage des classes supérieures et moyennes supérieures, équipement urbain de grande envergure, opérations de prestige, quelques actions d’éclats à vocation sociale et dont la fonction est de ne pas désespérer le peuple et de garnir la vitrine. Le foncier à usage populaire ou moyen (classes moyennes) est délaissé. L’action publique foncière ne structure plus que la ville utile, centrale et résidentielle. Elle ignore la ville populaire, la ville inutile, les quatre cinquième de la ville en superficie et en population. On a même vu ces dernières années se développer de nouvelles formes d’actions publiques d’aménagement foncier : les concessions d’aménagement consenties par l’autorité publique à des opérateurs fonciers - assurant les tâches d’aménagement et d’équipement - livrant une partie des terrains à bâtir ainsi produits à des promoteurs patentés et agréés. Ces filières modernes et efficaces ont été portées à bout de bras par une administration foncière qui, à l’occasion, sait se porter à l’avant-garde.

Les pratiques foncières populaires

Puisque les groupes populaires (bientôt rejoints par une bonne part des classes moyennes) n’étaient pas servis, ils se sont servis eux-mêmes en recourant aux procédés que tous les urbains africains connaissent bien : l’occupation des terres sans maître apparent ou lent à réagir (les réserves foncières publiques en attente d’affectation) et surtout l’acquisition de terres périurbaines à statut dit coutumier.

C’est un véritable marché coutumier ou pseudo coutumier qui s’est développé donnant naissance à toutes sortes de quartiers de forme et de standing différents : petits quartiers s’installant dans le délaissé d’une autoroute et habités par des travailleurs immigrés très pauvres jusqu’à des quartiers quasi-résidentiels créés aux abords de la ville. Les uns vivent dans la peur du déguerpissement , les autres dans la certitude d’être régularisés un jour ou l’autre mais les uns comme les autres sont installés dans l’illégalité.

Il s’en faut de peu pour que les plus chics et les solides d’entre eux ne soient détruits manu militari alors qu’ils semblaient protégés par des personnalités intouchables que les lotisseurs "sauvages" avaient tout particulièrement choyées pour s’en servir comme paratonnerres. Il n’est pas rare de vous entendre dire par un habitant de ces quartiers : « je ne risque rien, devant moi, c’est la maison du beau-frère du Secrétaire d’Etat aux affaires foncières et devant moi c’est l’ancien ministre de l’Elevage ». Or il arrive aux secrétaires d’Etat de divorcer et aux anciens ministres de vouloir redevenir ministres, de partir en campagne et donc de s’exposer ... Il arrive aussi que ces quartiers soient "marqués" du fait d’une origine régionale qu’il s’agit d’un coup de punir alors qu’elle a passé longtemps pour une excellente défense.

Ces quartiers sont vécus par les dirigeants comme des usurpations qui blessent le regard du touriste et de l’urbaniste mais qui surtout accaparent des sites qui peuvent être très intéressants. En jouant sur les mots, on n’hésitera pas à vous prendre à témoin de l’irrégularité de ces quartiers, au double sens de régularité institutionnelle et de régularité formelle du parcellaire. On invoque volontiers les hésitations de la trame parcellaire pour vous signifier que ce quartier est mal né, qu’il est né difforme, qu’il ne pourra pas se développer normalement et qu’il faut donc le détruire avant que ce ne soit trop tard...L’argument est grossièrement faux (le parcellaire parisien très peu régulier n’a pas empêché Paris d’être Paris, ni d’ailleurs de tirer le plus grand profit de la réforme haussmannienne) mais il est efficace.

L’argument d’irrégularité institutionnelle est plus sérieux. Il a trait à l’irrégularité foncière (les biens sont mal acquis), à l’irrégularité urbanistique (le quartier est installé à un endroit que le plan d’urbanisme affectait à un autre usage, le lotissement n’a pas été urbanistiquement autorisé - le lotissement est à la fois une procédure foncière et une procédure d’urbanisme - et les constructions n’ont pas fait l’objet de permis de construire) et à l’irrégularité administrative (le quartier est présenté comme une sorte de village périurbain que les autorités urbaines ne reconnaissent pas comme quartier à équiper, à entretenir...).

De ces trois chefs d’irrégularité le premier (l’irrégularité foncière) est le plus fort. On ne doit pas trop s’étonner de son efficacité car l’administration foncière, si elle s’est affranchie du devoir d’appliquer la loi et les décrets fonciers, a eu soin comme on l’a dit plus haut, de réinventer un droit à usage interne qui fait illusion et surtout de donner à ses actes et ses gestes une sorte de vernis juridique, de les revêtir d’habits juridiques.

Dans le même temps, les habitants des quartiers irréguliers ne sont pas véritablement en mesure d’invoquer, d’appeler à leur aide, un autre droit. Ils ne savent qu’invoquer le droit coutumier. Mais que reste- t’il de coutumier dans ces pratiques marchandes de vente et d’achat, sinon parfois une volonté diffuse des vendeurs et des acheteurs d’éloigner de ce marché des groupes d’habitants aux coutumes étranges parce qu’originaires de contrées lointaines. On devrait plutôt invoquer un nouveau droit urbain que l’on pourrait qualifier de "populaire", se référant à des pratiques élémentaires d’équité et de sincérité contractuelle. Mais ce ne sont que de simples pratiques non normées, non formalisées, encore floues et surtout sans sanctions pénales et civiles organisées et susceptibles d’être prononcées et infligées par des autorités reconnues. Il manque encore beaucoup de qualités à ces pratiques juridiques pour être qualifiées de droit. Il serait particulièrement utile de faire, un jour, la théorie des quatre droits ou pseudo droits fonciers que sont : le droit des lois et des décrets, le droit de l’administration foncière (qu’elle s’est fabriqué, pour son propre usage), le droit coutumier périurbain, et le droit populaire spécifiquement urbain.

La question foncière comme question locale et donc municipale

L’observation montre nettement que les forces en présence et les processus fonciers sont spécifiques d’un lieu à l’autre. La taille de la ville et ses fonctions, son histoire culturelle et sociale, les habitudes de vie et les structures familiales dessinent des situations foncières particulières, propres aux lieux, topiques. La plupart des droits fonciers et des administrations foncières ne le reconnaissent pas. A l’intérieur d’un même Etat, on administre le foncier de la même manière, à partir des mêmes schémas abstraits. Le foncier, surtout le foncier urbain, est considéré comme une un domaine d’activité national, à gérer par les services centraux qui sont très peu enclins à tenir compte d’autres contraintes que les contraintes foncières.

Ces deux points de vue (le foncier est géré nationalement, le foncier trouve en lui même sa propre logique, et sa propre finalité) sont contredits par la décentralisation. Les communes urbaines sont en charge des affaires locales et déclarent à juste titre que la question foncière fait partie des affaires locales ; elles se plaignent de ne disposer d’aucun pouvoir substantiel en cette matière. Dans le même temps elles se voient chargé de promouvoir le développement local (dont en partie urbain) et de gérer leur ville. Elles prétendent là aussi que le foncier doit être mis au service du développement et de la gestion de la ville, de l’instance qui est promoteur et gestionnaire, la municipalité.

Cette revendication est combattue par les services centraux. Ils souhaitent continuer à exercer les pouvoirs qui sont les leurs, prétextant que la question foncière est un bloc qui exige une unité d’administration, et qu’il est impossible de confier la gestion du domaine de l’Etat à une commune, le patrimoine foncier national doit se gérer nationalement c’est à dire centralement. Cette opposition des services centraux, de moins en moins ferme d’ailleurs, n’empêche pas les collectivités locales d’agir dans ce domaine, le plus souvent en marge de la loi :
- dans presque tous les cas en s’efforçant de faire régner une sorte de paix foncière (règlement des conflits, confortement des quartiers illégaux mais susceptibles d’être aisément intégrés au développement de la ville, préservation des réserves foncières municipales...) ;
- dans certains cas, la collectivité locale peut aller jusqu’à mener de véritables opérations d’aménagement foncier (lotissement à usage d’habitation) avec l’assentiment plus ou moins explicite des services domaniaux.

Il est sans doute légitime de dire que des processus de gestion foncière urbaine et municipale sont en train de se développer et qu’à terme on peut tabler sur le desserrement du monopole des services centraux, sur la décentralisation des actes de gestion foncière urbaine au profit des communes urbaines, et dans un premier temps, au profit des communes d’une certaine taille.

Cette gestion foncière municipale est empreinte de réalisme : les faits, les rapports de force, les alliances électorales comptent plus que l’application du règlement. Pour ce qui concerne l’amélioration et la légalisation des quartiers populaires, la négociation avec les associations d’habitants est très souvent pratiquée. Les municipalités font appel aux ONG afin de piloter et de financer ces opérations, non pas par goût (les ONG sont volontiers critiques à l’égard des municipalités et n’ont pas beaucoup de respect pour les autorités publiques) que par nécessité (légèreté de l’intervention, bonnes connaissance du terrain, efficacité dans la collecte de crédits...).

Les principales difficultés que connaît la gestion foncière municipale est son manque de technicité : elle est le fait aussi bien des municipalités elles-mêmes que de leurs partenaires : ONG et associations de quartiers qui demandent l’impossible ou se contentent de vagues promesses. Il est urgent de fournir à cette gestion l’expertise dont elle tirera le plus grand profit. La solution la meilleure est ici de faire émerger une expertise locale, proche du terrain, ayant une bonne connaissances des situations et mentalités locales, et dont le coût ne soit pas trop élevé.

Organisation du travail et tâches à confier à nos partenaires

On ne peut pas intervenir dans ce domaine sans avoir une connaissance fine des situations et des acteurs, qui sont essentiellement locaux. Le poids de l’histoire est très important, de l’histoire locale et sociale. Pourquoi tel groupe social de "propriétaires coutumiers" historiques est aujourd’hui intraitable et même revanchard (persuadé qu’il peut reprendre possession de terrains dont il s’est longtemps désintéressé) ?.. Pourquoi tel autre groupe social est réputé "capable de tout acheter à n’importe quel prix" ?...Pourquoi tel autre groupe se contente d’actionner ses relations politiques pour se procurer sans combattre les terrains dont ses membres ont besoin ? Pourquoi "ces grands commerçants et transporteurs du Nord" ne se risquent jamais à se porter officiellement candidats à des concessions foncières urbaines, préférant acheter plus cher et discrètement des parcelles à des fonctionnaires bien placés, tout à fait capables, eux, de puiser à la fontaine foncière étatique...

Cette analyse à la fois concrète et replacée dans une perspective historique des acteurs locaux et des situations locales doit permettre de dire qui fait quoi en matière d’appropriation et de valorisation foncières (voir plus haut, pourquoi nous centrons la question foncière sur ces deux thèmes de l’appropriation-expropriation et de la valorisation-dévalorisation).

Parmi ces acteurs locaux, l’acteur public (Etat et collectivité locale) doit être analysé avec beaucoup d’attention, parce que la démocratie (en particulier locale) même embryonnaire permet de peser sur son comportement. C’est en tout cas le pari que l’on peut faire... C’est pourquoi il faut que localement soit mesurée la capacité des forces sociales à influer sur son comportement, notamment du point de vue politique (en passant des alliances politico-électorales) et du point de vue juridique (en rappelant l’administration qu’elle doit obéir à la loi et au règlement, pour autant qu’ils soient favorables à votre entreprise, y compris lorsque le règlement en question est pris par l’autorité locale dans le but de mener à bien une opération intéressante socialement). On aura soin, de ce point de vue juridique, à mettre en évidence

Dans cette analyse évaluative des acteurs locaux, l’accent sera mis sur les formes socialement organisées de la revendication socio-foncière, et en particulier sur les associations, et groupements du même ordre, dont la fonction sociale est de représenter leurs membres, de les faire accéder à la parole publique, d’exprimer politiquement des revendications, de les porter et de les faire accepter par les décideurs, d’en surveiller la mise en œuvre et même, à certaines conditions, de prêter main forte à cette mise en œuvre. L’analyse évaluative des forces associatives est à opérer in situ, en prenant des exemples concrets de quartiers et d’opérations. On se gardera bien sûr de tout a priori : les forces associatives ne sont pas nécessairement des forces populaires et toutes les forces associatives ne travaillent pas pour le bien commun (les exemples évoqués plus haut le montrent bien), et évidemment les insuccès sont aussi nombreux que les succès sans parler des demi-succès (ou demi-échecs, comme on voudra).

Alors que la présentation des acteurs locaux peut se faire globalement, en les présentant en action sur l’ensemble d’une région urbaine ou d’une ville, il nous semble que l’analyse évaluative des associations doive se faire à partir d’étude de cas de quartiers au besoin en formes de récits monographiques, à la condition que à l’issue de ces études de cas ou récits, soit dressé un état des forces associatives en présence et de leurs capacités socio-foncières.

Jean François Tribillon