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Une mise en place tardive et inefficace des politiques de lutte contre le sans-abrisme en Grèce

Publié par Chloé G, le 9 février 2024.

Cet article est une synthèse des informations recueillies sur les politiques grecques de lutte contre le sans-abrisme depuis mon arrivée à Athènes. Il revient d’abord sur le contexte historique et les raisons de la mise en place tardive de mesures de lutte contre le sans-abrisme puis met en avant les principales critiques formulées à leur encontre par les chercheur·ses et les mouvements sociaux. Cet article sert de mise en contexte pour introduire un second article traitant spécifiquement de la politique Logement d’abord, une politique publique d’aide au logement des sans-abris de plus en plus présente en Europe. Toutes les données de cet article proviennent des 5 documents cités en Ressources, n’hésitez pas à aller creuser si besoin de compléments.

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L’absence d’intervention de l’État

En Grèce, comme dans la plupart des États-providence du sud de l’Europe, l’État ne s’est impliqué que très tardivement dans la question du logement, longtemps considéré comme une affaire privée. Si pendant la période d’après-guerre, l’État a développé des dispositifs éparses d’aide au logement, comme par exemple l’Organisation du logement social pour les travailleurs [1], il n’y avait pas de politiques sociales de logement structurées. Ainsi, jusqu’aux années 1980, la solidarité intrafamiliale compensait l’absence d’aides publiques en couvrant les besoins liés au logement (hébergement, héritage, soutien financier pour l’accession à la propriété, etc). Par ailleurs, l’institution du logement social ne s’est que très peu développée, bien que le logement ait été reconnu comme un droit constitutionnel [2]. Dans ces conditions, les difficultés d’accès au logement étaient principalement rencontrées par celles et ceux qui ne bénéficiaient pas de ces réseaux de protection familiaux et informels, en particulier les réfugié·es politiques et les migrant·es économiques. Pour accéder à la propriété, les ménages pauvres s’appuient sur des pratiques d’auto-logement (constructions illégales), qui les exposent au risque d’insécurité et à des conditions précaires.

L’apparition d’une pauvreté visible au grand jour

Dans les années 1990, l’introduction de réformes néolibérales a entraîné l’apparition de nouvelles formes de pauvreté, visibles au grand jour, telles que le sans-abrisme. Jusqu’aux années 2000, l’aide sociale aux sans-abris s’exprime exclusivement par des services d’aide de première nécessité (soupes populaires, structures d’hébergement, etc) pris en charge par la société civile, en particulier les organismes caritatifs et religieux qui agissent en tant que substitut de l’État. Les services proposés sont fragmentés et ne viennent apporter que des réponses curatives de court-terme. De plus, on peut légitimement se demander si les interventions auprès de ces nouveaux groupes de pauvres ne visent pas seulement à dissimuler le phénomène publiquement visible de la marginalisation sociale. A cette période on observe également une évolution dans les moyens d’accès à la propriété : en effet, les taux d’intérêt baissent et favorisent les emprunts bancaires importants, rendant l’accession à la propriété possible à des couches sociales plus pauvres. Ces dernières vont être les premières touchées par la crise économique du fait de leur endettement.

Les sans-abris légalement reconnus « groupe social vulnérable »

Ce n’est qu’en 2012 que la Grèce reconnaît légalement les sans-abris comme un « groupe social vulnérable assuré par la protection sociale » et introduit pour la première fois une définition des sans-abris dans un document législatif grec. Selon l’article 29 (paragraphes 1 et 2) de la loi 4052/2012 :
« Les sans-abris sont toutes les personnes résidant légalement dans le pays, qui n’ont pas accès ou ont un accès précaire à un logement adéquat, privé, loué ou gratuit, qui répond aux exigences techniques et dispose des commodités de base en matière d’eau et d’électricité. Les sans-abris comprennent en particulier les personnes qui vivent dans la rue, dans des foyers et celles qui sont accueillies, par nécessité, temporairement dans des institutions ou d’autres structures fermées, ainsi que celles qui vivent dans des logements inappropriés ». [3]
Un premier point intéressant à noter est que, encore aujourd’hui, le statut de sans-abris ne s’applique qu’aux « personnes résidant légalement dans le pays » ce qui implique que les sans-papiers ne peuvent pas être légalement reconnu·es comme sans-abris ni bénéficier des services offerts aux personnes sans domicile. La Grèce, du fait notamment de sa situation géographique à la porte de l’Europe, est soumise à des flux migratoires importants qui ne sont visiblement pas pris en compte dans les politiques de lutte contre le sans-abrisme. Un second point est que le ministère compétent en matière de lutte contre le sans-abrisme et la réinsertion est le Ministère du Travail, de l’Assurance sociale et de la Solidarité sociale : il n’existe pas, en Grèce, de Ministère du Logement et à l’image des instances européennes, la question du logement est abordée sous le prisme de la réduction de la pauvreté.

Un sans-abri devant le monument de Lysicrate, à deux pas de l’Acropole. Crédits photo : Chloé G

Des mesures sociales contradictoires pendant la crise

Au cours de la crise économique des années 2010, les situations d’expulsions et d’exclusion liées au logement se sont vues renforcées. En plus des dettes liées aux emprunts qui leur ont permis d’accéder à la propriété, les revenus des ménages grecs ont fortement diminué du fait des licenciements et des réductions considérables des salaires et des retraites à cause des mesures d’austérité imposées par la Troïka. Cette situation a augmenté la vulnérabilité au sans-abrisme des personnes ayant déjà des difficultés à couvrir leurs dépenses liées au logement. Les années que dure la crise, un certain nombre de mesures et d’actions publiques ont été prises par les gouvernements successifs pour faire face au nombre grandissant de sans-abris. Certaines se concentrent sur la fourniture de services comme la création, en 2012, d’un réseau de structures sociales de lutte contre la pauvreté (pharmacies sociales, épiceries sociales, soupes populaires, banques de temps, bureaux de médiation, abris de nuit et centres de jour pour les sans-abris, etc) ou encore en mars 2015, la loi 4320/2015, qui permettait, sous condition de ressources, la fourniture d’électricité gratuite, de nourriture gratuite et d’une subvention au loyer. D’autres s’attaquaient au problème de façon plus structurelle et préventive comme en 2010 la loi Katseli (3896/2010), introduite pour « protéger les ménages en défaut de paiement de leur prêt hypothécaire contre la perte de leur résidence principale » [4] ou encore le lancement en 2014 du programme « Logement et réintégration », une expérimentation de la politique Logement d’abord (Housing first) qui sera présenté dans le prochain article. Ces mesures discontinues et contradictoire au vu des coupes budgétaires dans les ressources des ménages sont inefficaces pour endiguer le problème du sans-abrisme, qui nécessite la mise en place d’une réelle stratégie de politique sociale à l’échelle nationale.

Une stratégie nationale annoncée en 2018 qui n’a toujours pas vu le jour

En juillet 2018, la mise en place d’une stratégie nationale de lutte contre le sans-abrisme a été officiellement annoncée, suivie en décembre 2018 d’une présentation des principaux éléments par la ministre déléguée à la Solidarité sociale. A cette époque, la stratégie semblait déjà cadrée : son objectif était de « garantir un logement abordable et sûr à tous les résidents du pays » en s’articulant autour de cinq axes : (i) la prévention du sans-abrisme ; (ii) l’intervention immédiate ; (iii) l’amélioration des conditions de logement des populations vivant dans des conditions inadéquates ; (iv) l’insertion professionnelle ; et (v) la coordination, le suivi et l’évaluation. Cette stratégie visait principalement des personnes incluses dans la définition officielle des sans-abris adoptée en 2012. Cependant, elle incluait également un autre groupe cible hautement prioritaire : les personnes à faible revenu qui risquent d’être confrontées au sans-abrisme. Cet élément était prometteur pour la mise en œuvre d’une politique préventive qui cherche à agir sur les causes et non pas seulement sur les conséquences. Si le calendrier prévoyait l’achèvement d’un cadre institutionnel et opérationnel en 2020, cette stratégie n’a finalement jamais vu le jour. Comme me l’explique, lors d’un échange, le chercheur Nikos Kourachanis du département de Politiques sociales de l’Université Pateion d’Athènes, « Dans le cas de la Grèce, une stratégie nationale de lutte contre le sans-abrisme n’a jamais été mise en œuvre. Les diverses annonces qui ont été faites de temps à autre n’ont aucune force contraignante et, bien entendu, n’ont pas été mises en œuvre. Au contraire, les politiques officielles évoluent dans une direction plus antisociale avec l’adoption de la "loi sur les faillites" en 2021 qui autorise la vente aux enchères de la résidence principale des ménages pauvres. ».

Des services d’urgence et d’hébergement provisoire dominants

Aujourd’hui encore, bien que plusieurs études aient tenté d’estimer le nombre de sans-abris, il n’est pas possible de quantifier le phénomène en Grèce, les données officielles au niveau national faisant encore défaut. Il existe un large éventail de services d’aide aux sans-abris actuellement fournis en Grèce, la plupart dans la capitale qui concentre une grande partie du problème. Pour répondre à la demande grandissante, ces services ont augmenté depuis la crise économique, et couvrent principalement deux des quatre différentes formes d’aide au logement : les services d’urgence [5] et les services d’hébergement provisoire [6]. Ces derniers semblent assez efficaces pour couvrir les besoins quotidiens de base de la population sans-abri, mais ne parviennent pas à fournir des moyens durables de sortir de l’absence de chez-soi. A l’inverse, les deux autres formes d’aide au logement que sont les services de prévention [7] et les services d’insertion sociale [8] sont très peu présents en Grèce, ce qui constitue un premier frein important à l’obtention de résultats en matière de réduction du sans-abrisme.

De plus, les services d’aide aux sans-abris sont principalement assurés par des organismes publics et par des organisations caritatives et religieuses (ONG, église) dont le rôle se limite à la prestation de services. La responsabilité de la planification et de la coordination, du financement, du suivi et de l’évaluation incombe aux ministères compétents. Les financements de ces services proviennent en grande partie de l’Union européenne et, dans certains cas, de quelques organisations caritatives, le financement public restant très limité.

Conclusion

Après leur apparition tardive, les politiques sociales de lutte contre le sans-abrisme en Grèce sont malgré tout restées fragmentées et non coordonnées sous la forme d’une stratégie politique globale à l’échelle nationale. Peut-être en partie du fait d’un héritage philanthropique, elles continuent aujourd’hui de favoriser la gestion d’urgence et l’hébergement temporaire par rapport aux mesures préventives empêchant les expulsions. De plus, le manque de données officielles fiables sur le phénomène et l’absence d’un cadre stratégique accompagné d’un plan d’action opérationnel sont autant de freins à l’obtention de résultats probants. Le manque persistant de programmes de logement social et de financement public satisfaisant rend les réponses politiques actuelles inadéquates.


Ressources

• Ziomas, Dimitris, Konstantinidou, Danai, Capella, Antoinetta. and Vezyrgianni, Katerina. (2019). ESPN Thematic Report on National strategies to fight homelessness and housing exclusion – Greece, European Social Policy Network (ESPN), Brussels : European Commission. https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwiTxYz_qJmEAxUVRfEDHZhtD3gQFnoECCkQAQ&url=https%3A%2F%2Fec.europa.eu%2Fsocial%2FBlobServlet%3FdocId%3D21603%26langId%3Den&usg=AOvVaw1Bgv5ekzp8t_lt7hwYlkc4&opi=89978449
• FEANTSA. Resources on homelessness in Greece including key statistics and the country’s place in the Housing Exclusion League Table. https://www.feantsa.org/en/country-profile/2018/03/23/country-profile-greece?bcParent=27
• Kourachanis, N. (2017). Homelessness policies in crisis Greece : The case of housing and reintegration program. European Journal of Homelessness. https://www.researchgate.net/publication/320042455_Homelessness_Policies_in_Crisis_Greece_The_Case_of_the_Housing_and_Reintegration_Program#fullTextFileContent
• Kourachanis, N. (2019). Politique sociale et services d’aide au logement à Athènes. Athens social atlas. https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/politique-sociale-et-services-daide-au-logement/
• Kourachanis, N. (2020a). Homelessness policies in the liberal and the Southern European welfare regimes : Ireland, Portugal, and Greece. Housing Policy Debate, 30(2), 121–136. https://doi.org/10.1080/10511482.2019.1641733


[1En grec Organismos Ergatikis Katikias : l’OEK était sous la tutelle du Ministère du travail, de l’assurance sociale et de la protection sociale de l’époque. Il était financé par les cotisations des travailleurs et des employeurs et adressé aux travailleurs à faibles revenus. L’OEK a été aboli en 2012 par la loi 4062/2012.

[2Article 21 paragraphe 4 de la Constitution grecque « L’acquisition d’un logement par ceux qui en sont privés ou qui sont insuffisamment logés fait l’objet d’un soin particulier de la part de l’État. »

[3Définition utilisée par l’autorité compétence c’est-à-dire le Ministère du Travail, de l’Assurance sociale et de la Solidarité sociale. Elle est tirée de la typologie ETHOS Light : https://www.feantsa.org/en/toolkit/2005/04/01/ethos-typology-on-homelessness-and-housing-exclusion

[4En réalité, comme l’expliquent les membres de l’association grecque Pleistiriasmoi Stop (Stop Auction), la loi Katseli permettait à une personne de saisir un tribunal afin de demander une diminution de la somme globale due mais aussi un arbitrage judiciaire de chaque versement par rapport à ses revenus ainsi que la protection de sa résidence principale. L’application de la loi Katseli a permis de protéger plusieurs milliers de ménages, mais au fil du temps la loi a été progressivement modifiée (en 2017 et 2019), afin de fixer des conditions plus strictes pour la protection jusqu’à son abolition totale et son remplacement en 2020 par la « loi sur les faillites » qui abolit toute protection des personnes endettées par les banques, puisqu’elle contient la perte totale de la résidence principale.

[5Tels que les foyers d’hébergement, les centres de jour, les cantines sociales et autres point d’accès à des aides telles que la nourriture, l’habillement, les médicaments, des articles d’hygiène personnelle, des couvertures, etc.

[6Tels que les foyers sociaux ou les appartements à loyer modéré avec des subventionnements du loyer, des factures d’eau, de chauffage ou d’électricité.

[7Tels que les allocations logement ou les programmes de lutte contre la précarité énergétique (subventionnement de l’électricité et du chauffage), les services d’assistance sociale et d’autonomisation des personnes en situation d’insécurité vis-à-vis du logement, les services de médiation ayant pour but d’empêcher les expulsions ou encore le cadre officiel protégeant les résidences principales contre les mises aux enchères de biens immobiliers.

[8Tels que les services sociaux individualisés qui traitent des problèmes de santé psychique et d’addictions, s’occupent de développer les capacités de gestion du ménage, du budget et d’éventuelles dettes ou encore des aspects formation et emploi.



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